J’ai été un des amis d’Ali Kamuran Bedir Khan durant une vingtaine d’années, de 1959 à sa mort, en 1978, à l’âge de 83 ans. Notre première rencontre est en partie due au hasard. L’année 1959, avec ma compagne, Juliette Minces, nous avons traversé en auto-stop toute l’Anatolie pour nous rendre en Iran, en route pour l’Inde. L’auto-stop, en Turquie, était d’autant plus facile que ceux qui le pratiquaient étaient rares. Souvent, en route, était-on invité à prendre un thé. En Anatolie orientale, l’hospitalité des Kurdes, particulièrement chaleureuse, nous permit de passer deux jours dans un village. Les échanges nous apprirent quelque peu quelle était la situation politique. Au retour d’Inde, je mentionnai cette expérience à mon ami Georges Mattei. Quelques semaines plus tard, il me dit qu’il connaissait quelqu’un qui souhaitait me rencontrer. Depuis 1958, où le colonel Kassem déclara que l’Irak était le pays de deux peuples : les Arabes et les Kurdes, on reparlait un peu des Kurdes, après deux décennies de silence. C’est ainsi que je fis la connaissance d’Henri Curiel qui avait, à ce moment-là, pour nom de clandestinité, celui de Wassef. Mes convictions anticolonialistes étaient bien connues, c’était l’époque de la guerre d’Algérie et Wassef me dit que la situation des Kurdes était de type colonial et que leur représentant cherchait quelqu’un pouvant écrire une brève introduction à la question kurde. « De toute façon, dit-il, l’émir vaut la peine d’être rencontré. » Et c’est ainsi que, de façon singulière, je fis la connaissance de l’émir Ali Kamuran Bedir Khan. J’avais 25 ans, il en avait près de 65.
Il était d’une grande courtoisie. Il me présenta sa femme, une souriante Polonaise, blonde aux yeux bleus. Nous prîmes du thé et il me relata la situation politique des Kurdes en Turquie et en Irak. Je repartis avec un livre de Basile Nikitine, un autre du père Thomas Bois et deux mémorandums, l’un sur le problème kurde en 1920 et le second de sa plume, en 1948. J’écrivis une petite étude, un travail d’amateur, publié en 1961 dans la revue Partisans par François Maspero. D’abord ronéotypé, ce bref rapport fut distribué à Berlin-Est en 1960 lors du Ve Congrès des étudiants kurdes en Europe où Bedir Khan m’avait invité. C’est ainsi que tout a commencé. Etaient présents entre autres : Abdulrahman Ghassemlou, étudiant à Prague, le docteur Roj et Ismet Cherif Vanly, ainsi que bien d’autres. Kamuran Bedir Khan était, avec son frère ainé, Djelladet, l’héritier d’une illustre famille détentrice de la principauté de Botan, rayée de la carte au milieu du XIXe siècle lorsque l’Empire ottoman en déclin cherchait à centraliser le pouvoir.
Djelladet dota le kurmandji de caractères latins.
Kamuran Bedir Khan fut, brièvement, de 1905 à 1908, élève du prestigieux lycée francophone de Constantinople Galatasaray. Puis sa famille quitta la capitale pour Beyrouth.
Après le traité de Sèvres signé par le sultan en 1920, Mustafa Kemal, qui s’était distingué aux Dardanelles durant l’intervention anglo-française, leva l’étendard de la révolte. Il entendait sauver ce qui se pouvait et créer un Etat-nation sur le modèle européen, et plus particulièrement jacobin à la française.
Je me souviens de ce que l’émir m’avait dit jadis à cet égard :
« Mon frère Djelladet et moi n’avons rien compris de ce que voulait Mustafa Kemal. » Et mettant sa main tendue au milieu de son visage il poursuivit : « La moitié de notre tête était musulmane, l’autre, ottomane. »
C’est ce retard historique que les Kurdes ont payé au long du siècle, particulièrement par rapport aux élites turques et iraniennes.
Bedir Khan était opposé au kémalisme et se retrouva en 1923 en Allemagne. A partir de 1927 il s’installa en Syrie avec son mandat français. Il participa au mouvement Khoyboun (indépendance) et collabora avec son frère Djelladet au journal kurde Hawar. Au cours des années trente il séjourna fréquemment à Berlin et à Paris.
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, il était au Liban, à Beyrouth où il publia Roja Nû (le jour nouveau). C’est entre les deux guerres, à Damas, qu’il fit la connaissance du colonel Rondot qui parlait le kurde, avec lequel, il conserva des relations cordiales.
Enfin, en 1948 l'émir s’installa, de façon définitive, à Paris où il enseigna le kurde à l’Ecole nationale des Langues et Civilisations Orientales. C’est lui qui, après Roger Lescot, occupa la chaire de kurmandji.
Au cours des années cinquante, l’émir Bedir Khan symbolisait la représentation extérieure du nationalisme kurde dans des conditions particulièrement contraires. On n’entendait plus parler des Kurdes de Turquie depuis les saignées et les déportations de l’entre-deux guerre entre 1925 et 1937. C’est dès 1924, peu avant la suppression du califat que Mustafa Kemal avait décrété : « La Turquie est le pays des seuls Turcs. » n’offrant ainsi pour toute perspective aux Kurdes que l’assimilation ou la répression. En Iran, la République du Kurdistan à Mahābād à peine formée fut écrasée en 1946, tandis que Mustafa Barzani se réfugiait en Union Soviétique.
En Irak, au cours des années 20, les Britanniques mataient les insurrections kurdes jusqu’à ce que leur nationalisme se manifeste à nouveau en 1943-45. En Syrie, du temps de Bachar el-Assad, le Baas délogea brutalement de la région frontalière une partie des Kurdes qui occupaient celle-ci au sud de la Turquie.
Cette longue traversée dramatique, Kamuran Beder Khan l’a subie sans jamais renoncer à l’espoir que la voix des Kurdes puisse à nouveau se faire entendre. Il s’est battu pour cela tout au long de sa vie, soutenu par sa femme Nathalie d’Ossovietsky, qu’il appelait affectueusement Natouchik. Je ne crois pas avoir connu de vieux couple aussi uni, ni aussi tendrement amoureux.
Outre son enseignement, l’émir publiait des ouvrages sur la langue kurde et c’est lui qui entreprit le fameux dictionnaire kurdo-français, mené à bien après son décès par Kendal Nezan, directeur de l’Institut kurde de Paris. C’est grâce à l’émir que j’ai pu transcrire en français l’Anthologie de la poésie populaire kurde dont il avait, au préalable, fait une traduction juxta-linéaire. D’abord refusée chez Gallimard, considérée, je m’en souviens comme « d’une aimable rusticité », ce recueil, depuis lors, a trouvé un très large public.
La chute de la dynastie hachémite en 1958 et le retour de Mustafa Barzani après 12 ans d’exil en URSS, marqua un tournant décisif. A l’automne 1961, les pourparlers arabo-kurdes achoppèrent sur la question de Kirkouk. Ainsi reprenait le long combat des Kurdes pour une reconnaissance officielle de leur identité nationale, un combat inégal, mais têtu, dont Kamuran Bedir Khan aura été comme le héros des temps difficiles, lorsque sa cause n’intéressait encore qu’une poignée d’amis avant de devenir le représentant officieux d’un mouvement national, malgré l’opposition des Etats où ils se trouvaient.
Au 8e Congrès du Parti démocratique du Kurdistan irakien, l’émir fut reçu en Irak par Mustafa Barzani. Je tiens cette relation de la fille de Djelladet Bedir Khan que je rencontrai récemment à Erbil. Tandis que l’émir honorait Mustafa Barzani du titre de dirigeant des Kurdes, ce dernier répondit : « C’est vous qui l’avez été et vous l’êtes toujours ».
Ali Kamuran Bedir Khan aura été l’ambassadeur extraordinaire de ce combat qui se poursuit.