[Article] le 01 Mar 2023 par

Témoignage

J’ai toujours eu beaucoup d’admiration pour les Kurdes. Dès 1948, j’avais punaisé au mur de ma chambre un grand poster de Molla Mustafa à cheval avec ses cavaliers.

Ma rencontre avec l’émir Bedir Khan est le fruit du hasard.

En 1963, j’étais conseiller d’ambassade et chargé au Quai d’Orsay du tri des télégrammes pour le secrétaire général du Quai qui était alors Eric de Carbonnel.

Nous reçûmes un télégramme provenant de l’ambassade de France à Londres disant que la Grande-Bretagne demandait notre avis (permission) d’envoyer trente chasseurs Hawkers munis d’instruments pour jets de napalm.

Aussitôt je protestai : je savais que ce napalm serait utilisé contre les Kurdes insurgés. C’était affreux. L’Irak menait une politique de répression féroce contre ses citoyens kurdes. Je connaissais le napalm pour l’avoir vu utiliser en Algérie ­contre les maquisards algériens : le napalm brûle affreusement les visages, brûle tout.

Eric de Carbonnel se mit dans une grande colère : il a commencé à taper sur la table (les cariatides se rapprochaient dangereusement) « comment la dernière roue du carrosse ose donner son avis sur une question aussi importante, non, il faut que la France donne son accord. »

Il criait, il criait et dans son emportement il me dit : « Je vous chasse du Quai ». Je lui ai répondu que je n’attendrais pas qu’il me chasse et je donnai immédiatement ma démission du Quai.

Je quittai le Quai d’Orsay, et je pensais alors perdue ma carrière dans la vie diplomatique à cause des Kurdes. Je suis resté huit ans sans revenir au Quai.

Il fallait que cela serve au moins à quelque chose, il fallait que je fasse quelque chose pour les Kurdes.

Il faut que je fasse un retour en arrière –qui n’a rien à voir avec l’émir Bedir Khan mais qui explique mon attitude.

Durant la guerre d’Algérie, je m’étais porté volontaire en Algérie. J’étais lieutenant dans l’armée et, très vite j’ai compris que j’étais du mauvais côté de la barrière. Je décidai d’aller me battre auprès des maquisards kurdes.

J’ai cherché à entrer en contacts avec les Kurdes, je ne connaissais personne qui pouvait me mettre en rapport avec leur mouvement. Un jour, je m’adressai à Edouard Sablier qui me dit : « rien de plus simple, je vais vous présenter à ­l’émir Bedir Khan, représentant du mouvement national kurde en France et en Europe, qui va vous aider certainement. »

L’émir Bedir Khan était un homme charmant, ouvert. Il était marié à Natacha, une Polonaise catholique, croyante, l’un de ses meilleurs amis à Paris était un ancien ambassadeur israélien. Une grande amitié se noua.

Je décidai alors de créer une association pour aider les Kurdes : « L’Association pour l’aide aux population sinistrées du Kurdistan d’Irak. » L’émir nous a offert des affiches d’enfants.

Je créai cette association avec deux jeunes femmes : Madame Sabine Hargous qui devint la secrétaire générale de l’association et une autre jeune femme dont j’oublie le nom.

Cette association fût parrainée par André Mauroy, François Mauriac, Vladimir Jankélévitch, le professeur Guillien, Emmanuel d’Astier de la Vigerie.

Cette appellation : « L’Association pour l’aide aux populations sinistrées du Kurdistan d’Irak.» était en fait un voile pudique pour ne pas dire « les populations assassinées ».

Une amitié très forte se noua avec l’émir qui, à l’époque, travaillait à l’élaboration d’un dictionnaire français-kurde, sorani et kurmandji. Je ne pouvais certainement pas l’aider dans ce travail, mais nous avons eu de très longues conversations et l’émir m’a ouvert des horizons remarquables. Je lui demandai alors d’aller combattre au Kurdistan. C’était en 1968. L’émir me dit d’aller voir sa sœur à Istanbul. Elle pouvait m’aider. Je rencontrai à Istanbul une dame très digne, une grande dame, qui m’a donné l’adresse d’un ami kurde à Bagdad qui me mettrait en contact avec un réseau qui pouvait me faire passer au Kurdistan d’Irak. A cette époque, il y avait une trêve et il était alors possible de passer vers le nord. A Bagdad, je rencontrai deux jeunes femmes : une journaliste, free lance – et une autre, médecin qui apportait des médicaments (des antibiotiques) aux Kurdes d’Irak. Je me déguisai en femme, m’assis sur la banquette arrière de la voiture et je fis semblant de dormir. On était parti. Mais la lutte avait repris entre Mustafa Barzani et les autorités de Bagdad. La route était barrée et la voiture dut faire marche arrière. Le chauffeur nous conduisit immédiatement vers l’aéroport.

Où partir ? En Turquie ? En Iran ? Je décidai de partir en Iran. Là, je m’adressai à l’état-major et leur dis que j’étais venu me battre aux côté de la guérilla kurde. Un avion militaire ­m’amena jusqu’à Tabriz. Une jeep me conduisit de Tabriz à Mahabad et puis à cheval jusqu’à la frontière irakienne. Là, les peshmergas de Barzani, au turban rouge, me conduisirent jusqu’au Hajji Omram, auprès de Mostafa Barzani. Devant Barzani, je baisai la terre du Kurdistan.

A Hajji Omram, on couchait dans des lits sous des huttes de branchages (des Kapir), mais il y avait des tentes kakis.

Nous avons assiégé Rawanduz qui était occupé par des militaires irakiens et des jash. La région est formée de gorges profondes. J’ai fait partie d’une charge de cavalerie pour prendre une batterie, et puis on s’est replié rapidement vers la montagne. Mon père était un officier.

J’ai fait partie d’escarmouches. J’ai participé à la guerre du mont Hendrin. La tactique des Kurdes consistait à attendre que les assaillants arrivent. Je me rappelle un jour, j’étais épuisé. Mes chaussures européennes n’étaient pas adaptées à la marche en montagne, et j’avais les pieds en sang. J’étais allongé, épuisé sur une pierre plate et je n’arrivais plus à marcher ; j’attendais. La nuit tombée j’ai vu un peshmerga qui venait me chercher ; il m’a soulevé, a enlevé ses chaussures pour les mettre sur mes pieds… et il est resté pieds nus et m’a presque soulevé jusqu’au village le plus proche. C’était un village très pauvre, et il m’a déposé dans une maison presque vide. Il y avait là le propriétaire de la maison. Sur le mur se trouvait une photo, la photo d’un homme mort, avec une barbe en pointe. C’était le père de l’homme et il avait été tué par la Royal Air Force.

Cette photo, cette barbe blanche, m’a rappelé mon propre père. L’homme me raconta que toute sa famille avait été tuée et je me rappelai les paroles de Job : « Dieu m’a tout donné, Dieu m’a tout repris. Que la volonté de Dieu soit faite ». Al Hamdoulilla.

Nous allâmes dormirent sur un lit de cartons.

Le lendemain, alors que je m’habillais, l’homme est venu et m’a apporté la photo. Ce fut un geste d’offrande.

« C’est la seule chose qui me rattachait à la vie, je te la donne » me dit l’homme. Mes mains tremblaient, je ne pouvais tenir la photo.

« Si tu veux montrer cette photo à l’étranger, tu parleras de notre histoire. »

En 1975, ce furent les accords d’Alger, 1976, la trahison du Chah -la question du Chatt al Arab.

J’ai vu l’émir qui était tellement déprimé et pourtant il affirmait : « Les Kurdes vont résister, malgré tout. » Pourtant la rébellion s’effondra en quelques semaines et le Kurdistan a été réoccupé, reconquis.

En 1978, je me rappelle, j’étais ambassadeur en Afrique du Sud. C’était une époque difficile : j’étais en plein divorce, je n’avais plus de logement et l’émir m’a donné un joli meuble à tiroirs.

L’émir m’avait aussi dit que s’il lui arrivait de mourir, je devais dire à ma sœur, Marie-France, qui est avocate, qu’il désirait créer une fondation pour les étudiants. Cette fondation devait servir à financer des bourses pour les étudiants kurdes : l’émir était très préoccupé par les étudiants et voulait multiplier leur venue en France. C’est ainsi que Marie-France a enregistré les souhaits de l’émir :

Je lègue mon corps à la science

Je lègue mes biens à la fondation en faveur des étudiants

Mais lorsque l’émir est mort, la fondation n’avait pas été constituée et l’héritage de l’émir a été réclamé par sa parentèle. Les parents ont réclamé le bénéfice de sa succession et il n’y avait plus rien. Ce fut un grand regret.