Ce fut par une très chaude journée, le 12 juin 1973, que je rencontrai pour la première fois Abdul Rahman Ghassemlou dans son vaste bureau, à Bagdad, au Ministère du Plan irakien, où Abdul Rahman travaillait alors comme consultant expert.
Cette rencontre avait été organisée par mon ami le poète Hejar Sharafkandi. Je me souviens avec émotion de ce rendez-vous tant le personnage m’avait impressionnée.
Lorsque Hejar et moi arrivâmes au Ministère du Plan un huissier se tenait à la porte de l’imposant bâtiment pour nous conduire à l’étage supérieur, vers le bureau quasi ministériel. Là, nous attendait un bel homme d’une trentaine d’années, grand, élégant, qui s’avança vers nous. Il nous tendit la main en souriant et nous souhaita la bienvenue très courtoisement… dans un français châtié. Je fus tellement surprise que je me mis à bégayer et j'oubliai presque l’objet de ce rendez-vous que nous avions pourtant sollicité.
Ce 12 juin 1973 marqua le début d’une longue amitié particulièrement chaleureuse.
Pour expliquer cette rencontre, il me faut revenir en arrière.
J’étais arrivée à Bagdad au début de ce mois de juin 1973, envoyée en mission par le Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) auquel j’appartenais pour réaliser des projets linguistiques. Ce n’était pas ma première mission à Bagdad, en fait il s’agissait de ma quatrième mission à Bagdad et au Kurdistan d’Irak depuis la fin des années 1960. J’avais établi des contacts chaleureux avec de nombreux intellectuels kurdes en Irak que j’avais rencontrés à Bagdad, à Suleimanieh… et en URSS, à Leningrad, au Kurdskie Kabinet dirigé par le Pr. Kanatê Kurdoev, alors que certains d’entre eux préparaient leur thèse de doctorat. Malheureusement, depuis cette date, parmi ces brillants intellectuels, plusieurs ont été assassinés par le régime de Bagdad.
Cette même année, à Paris, à la Sorbonne, devait se tenir du 16 au 22 juillet 1973 le 29ème Congrès International des Orientalistes. Ce Congrès devait également célébrer le centenaire de cet événement scientifique. Le secrétariat du Comité des Orientalistes français, organisateur de cet événement exceptionnel, ne s’attendait pas à recevoir des réponses de plus de trois mille spécialistes originaires des cinq continents.
Appuyée par Gilbert Lazard, patron des iranisants de France, je sollicitai un rendez-vous du Pr. Yves Hervouet, sinisant, secrétaire général du Comité des Orientalistes français, pour lui demander si l’on pouvait prévoir, pour la première fois dans l’histoire de ces congrès, une section kurde au sein de la section des langues iraniennes. Etonné, mais nullement hostile, Yves Hervouet accepta de créer cette section quand je l'assurai de la présence des meilleurs kurdologues kurdes et européens. Encouragée, je demandai s’il était possible d’avoir une aide financière pour les kurdologues kurdes d’Irak. C’est ainsi que j’obtins du Ministère français des Affaires étrangères un billet d’avion pour l’historien Dr. Kamal Mazhar Ahmad. Mme Madeleine Goyvaertz, notre interlocutrice au ministère, me conseilla de m’adresser également à l’ambassade de France à Bagdad pour une subvention qui permettrait à la linguiste Nasrine Fakhri de participer au Congrès de Paris.
Dès mon arrivée à Bagdad, j’informai nos collègues du Korî Zanyarî Kurd (Académie scientifique kurde) du développement des préparatifs pour la présence de la kurdologie au XXIXème Congrès des Orientalistes qui se tenait à Paris. Si les professeurs kurdes de l’Université kurde de Suleimanieh de la Faculté des Lettres de Bagdad et les membres de l’Académie kurde étaient d’accord pour faire le voyage à Paris, il fallait encore trouver les fonds nécessaires pour ce déplacement dans la capitale française.
C’est alors que mon ami Hejar, qui était membre de l’Académie scientifique kurde, me proposa de m'adresser au Dr. Abdul Rahman Ghassemlou qui, m’assurait-il, était un homme de ressources et pourrait être d’une grande aide. Je ne connaissais le Dr. Abdul Rahman Ghassemlou que par ses écrits et tout particulièrement par son livre « Kurdistan and the Kurds » paru à Prague en 1965 que j’avais étudié et qui était devenu un usuel. J’étais bien sûr particulièrement heureuse de cette chance qui m’était offerte de rencontrer à Bagdad ce brillant intellectuel.
Voilà comment je me retrouvai ce matin du mardi 12 juin 1973 dans le bureau d’Abdul Rahman. Revenue de mon immense surprise, j’exposai à Abdul Rahman l’objet de notre rencontre : la présence de la kurdologie au XXIXème Congrès International des Orientalistes qui se tiendrait à Paris au mois de juillet et l’importance de la participation de spécialistes kurdes à cet événement. J’avais obtenu l’adhésion de mes collègues du CNRS, celle de Gilbert Lazard, celle de D. N. MacKenzie (de Londres), du Père Thomas Bois, de l’Emir Kamuran Bedir Khan, d’Ismet Chériff Vanly
Nous avions lancé des invitations au Dr. Kanatê Kurdoev et aux membres du Kurdskie Kabinet de Léningrad, I. I. Tsukerman, Ch. X. Bakaev, Margaret Rudenko, Ordikhan Djalil ; en Turquie à Kemal Badilli, M. Emin Bozarslan, Musa Anter; en Iran à Obeydollah Ayyoubiyan et Qader Fattahi Qazi … en insistant sur l’importance de la participation de kurdologues kurdes à cet événement qui devait regrouper des milliers de spécialistes du monde entier.
Inutile d'ajouter qu’Abdul Rahman comprit très vite tout l’intérêt de la participation kurde à un événement scientifique d’une telle importance et promit son appui.
Durant cet entretien, encouragée par Abdul Rahman, je l'informai également de mes projets de recherche linguistique, à Bagdad et au Kurdistan. Je lui parlai de mon enseignement à l’Ecole des Langues Orientales Vivantes (ENLOV) où j’avais poursuivi l’œuvre de mon maître l’Emir Kamuran Bédir Khan à qui j’avais succédé en 1970 à la chaire de kurde. Mais la situation au Kurdistan évoluait rapidement. Les Kurdes en Irak, depuis les accords de 1970, avaient obtenu d’importants droits politiques et culturels. L’enseignement en kurde s’étendait dans tout le Kurdistan irakien. L’Université kurde se développait. Les savants kurdes s’étaient regroupés autour de Korî Zanyarî kurd à Bagdad et publiaient leurs travaux dans le Bulletin de l’Académie et dans des magazines spécialisés. Des journaux et des hebdomadaires en kurde paraissaient à Bagdad et dans les villes kurdes… Il était dorénavant impossible d’ignorer ces travaux et il était temps de songer à introduire le kurde soranî dans l’enseignement du kurde à l’Ecole des Langues « O ». Je demandais son aide à Abdul Rahman.
D’autre part, je collaborais depuis plusieurs années à « l’Atlas Linguistique de l’Iran », un grand projet mené par l’iranisant suisse Georges Redard à qui j’avais déjà adressé des relevés de l’amêdî et du sindjarî. Georges Redard suggérait de saisir l’occasion de mon séjour au Kurdistan pour travailler sur le kurde mokrî. Il s’agissait de remplir un long questionnaire que je montrai à Abdul Rahman. Pour cela aussi, il promit de me trouver de bons « informateurs » pour mener cette enquête à bien.
Deux jours plus tard, le 14 juin, Abdul Rahman m’invita à dîner avec les poètes Hêmin et Hejar. Hêmin (Sayyid Muhammad Amini Hassan Chaykhulislami Mokri) et Hejar avaient été promus en 1946 chantres nationaux de la République kurde de Mahabad. Les deux poètes acceptèrent de m’aider à établir mon enquête et je passai des heures inoubliables à travailler avec ces deux personnages attachants qui prenaient un plaisir évident à remplir le questionnaire que je leur avais soumis.
Durant nos longues conversations j’appris qu’Abdul Rahman, Hêmin et Hejar, en 1972, avaient réuni en un volume, publié par les éditions Binkey Pêshewa sous le titre de Pêkenînî Geda (Le sourire du mendiant), des nouvelles réalistes avec un souci particulier d’observation que Hesenî Mela Elî Qizilcî, Mamosta Hesenî Qizilcî, avait fait paraître dans différents magazines. Ces petits-chefs d’œuvres réunis étaient enfin accessibles à tous. Hesenî Qizilcî, arrêté par le régime des mollahs, devait périr sous la torture dans les géoles iraniennes à Téhéran en juillet 1985. J’étais pétrifiée.
Pour le financement du voyage à Paris des spécialistes kurdes, Abdul Rahman organisa une rencontre avec Sami Abdul Rahman, ministre des Affaires du Nord depuis 1970. Je connaissais Sami depuis l’été 1968 lorsque sa famille et lui m’avaient aidée à mener mes enquêtes linguistiques dans leur « fief » au Shingal (Djebel Sindjar). Abdul Rahman m’accompagna à ce rendez-vous qui eut lieu le 17 juin dans le bureau ministériel de Sami. Celui-ci nous réserva un accueil chaleureux et nous promit de faire de son mieux pour financer le départ des kurdologues.
Grâce à l’appui d’Abdul Rahman et celui de Sami, des spécialistes kurdes purent faire le voyage de Paris.
C’est ainsi que Mme Nasrine Fakhri, le Dr. Kamal Mazhar Ahmad, le Dr. Ihsan Fouad, M.N. Arif et Hejar sont intervenus à la session du jeudi 19 juillet 1973 qui s’est tenue dans une salle de la Sorbonne sous la présidence du Père Thomas Bois, 0.P., éminent kurdologue et grand ami du peuple kurde.
De nombreux congressistes de plusieurs disciplines et de nombreuses nationalités, américains, anglais, soviétiques, iraniens, turcs, arabes, arméniens … ont assisté à la séance et participé aux travaux et discussions. Cette session a été divisée en deux parties. Après une introduction à la fois riche et émouvante du Père Thomas Bois, président de séance, qui a mis en relief l’importance de la réunion et qui a souligné la portée de la conjonction entre savants étrangers et savants kurdes, la première partie a été consacrée aux communications. La seconde partie de la séance a été consacrée à l’étude des perspectives de la kurdologie. Particulièrement vivante et animée, elle a abouti à l’adoption par les congressistes d’une série de vœux.
Ce fut ainsi que les congressistes prirent la décision de créer une Association Internationale des Etudes Kurdes. Dans le cadre du congrès, cinq associations de ce type avaient été également créées et dans son rapport de conclusion sur les travaux du Congrès, Jean Filiozat, vice-président du Congrès, fit état de ces associations en indiquant que le Comité Permanent du Congrès servirait de cadre de liaison entre les associations et qu’il organiserait les réunions scientifiques et les futurs congrès de ces associations. Ce fut dans le bel amphithéâtre de la Sorbonne qu’une assemblée plénière de l’ensemble des congressistes termina ce mémorable événement au cours de laquelle fut créée « l’Association Internationale des Etudes Kurdes » dont le Bureau fut composé du R.P. Thomas Bois, O.P., Président, Pr. Gilbert Lazard et Pr. D. N. McKenzie vice-présidents. Le secrétariat m’était confié.
Quant à mon projet d’introduire le soranî dans le cursus des études kurdes à l’Ecole des Langues orientales, Hêjar me dit : "Rien de plus facile, tu as un professeur tout trouvé à Paris même. Tu n’as qu’à t’adresser à mon jeune frère Sadegh qui prépare une thèse de doctorat en chimie". Voilà comment j’eus l’occasion de fréquenter bien souvent le petit appartement de la rue Saint-Romain, dans le quartier de Sèvres-Babylone dans le 6ème arrondissement de Paris où je recevais chaque fois un accueil tellement chaleureux du jeune Sadegh Sharafkandi, futur secrétaire général du PDKI, et de sa femme qui suivait elle aussi des cours car elle voulait se spécialiser dans le métier de sage-femme.
Vous pouvez imaginer mon immense chagrin en ce triste jour du 17 septembre 1992 en apprenant le lâche assassinat à Berlin de cet ami si cher à qui je devais tant.
Je ne devais revoir Abdul Rahman que trois années plus tard. En 1976, un beau jour de printemps, mon ami Kendal Nezan vint me voir pour m’informer discrètement de la présence d’Abdul Rahman à Paris et de son souhait de pouvoir y résider. Mais pour pouvoir séjourner en France, me dit Kendal, il était nécessaire de trouver un travail académique si possible. Ce n’est que plus tard que j’appris qu’Abdul Rahman s’était réfugié en France après avoir été expulsé pour raisons politiques de Tchécoslovaquie où il résidait avec sa femme Héléna et ses deux filles Mina et Hiva. Abdul Rahman était arrivé seul à Paris, Héléna retenue à Prague par la scolarisation de ses jeunes filles, n’avait pu l’accompagner.
Abdul Rahman fut d’abord hébergé par Paul et Edith Maubec (Chris Kutchera) dans un studio qui appartenait à leur mère au 57 rue de Lille, dans le 7ème arrondissement de Paris. Lorsque sa femme Héléna vint le rejoindre, ils louèrent un appartement au 7 de la rue Sivry, dans le 16ème arrondissement de Paris.
Pour un emploi universitaire, d’enseignant dans la section kurde des Langues « O », il fallait d’abord obtenir l’adhésion du président et des membres du département Moyen-Orient de l’Ecole. Dès l’accord de mes collègues, je demandai un rendez-vous à l’administrateur, M. François de Labriolle, et lui proposai la candidature d’Abdul Rahman dans la section que je dirigeais. C’est ainsi qu’Abdul Rahman signa un contrat d’enseignement aux Langues « O » le 22 juin 1976 et prit ses fonctions le 1er octobre 1976.
La présence de ce brillant universitaire à la section kurde des Langues « O » fut pour moi et nos étudiants un véritable don du ciel.
Un an plus tôt, durant l'été 1975, Jean-Pierre Viennot, le jeune professeur chargé de l’enseignement de « l’Histoire des Kurdes et du Kurdistan » aux Langues « O », était mort subitement au Belouchistan iranien au cours d’un voyage d’études qu’il effectuait en compagnie de deux compagnons. La triste nouvelle nous parvint au début du mois de septembre et prit au dépourvu Robert Santucci, directeur du département du Moyen-Orient de l’Ecole, qui ne voyait pas qui pourrait remplacer Jean-Pierre Viennot dans son enseignement de l’Histoire des Kurdes. J'avais proposé alors de prendre en charge cet enseignement. C’était bien sûr une lourde tâche qui s’ajoutait à mon enseignement de la langue. J’étais heureuse et surtout particulièrement soulagée de pouvoir la partager avec un universitaire aussi brillant et compétent qu’Abdul Rahman.
Abdul Rahman poursuivit aux Langues « O » son enseignement de la langue et de la civilisation kurdes également durant l’année universitaire suivante 1977-1978. En 1978, je demandai le renouvellement de son contrat pour l’année académique 1978-1979.
Quelques jours avant la reprise des cours, au début d’octobre1978, Abdul Rahman vint m’annoncer qu’il devait arrêter son enseignement aux Langues « O ». Il me dit qu’il quittait la France pour rejoindre « ses hommes » au Kurdistan et participer au mouvement révolutionnaire qui ébranlait l’Iran.
Cette nouvelle me bouleversa. Je traversais à l’époque une période personnelle douloureuse. J’avais perdu un être très cher quelques mois auparavant et j’étais encore très ébranlée par cette perte immense. Lorsqu’Abdul Rahman me fit part de son départ pour le Kurdistan, je me sentis une fois de plus abandonnée et j’ose à peine avouer aujourd’hui que je cherchai à le dissuader de partir. Abdul Rahman promit de me revoir à chaque séjour qu’il ferait en France. Il tint parole.
Je revis Abdul Rahman à Paris, comme il me l’avait promis. Chaque rencontre était un enchantement. Je goûtai auprès de lui les joies merveilleuses de cette belle amitié que chantent les poètes, capable de calmer toutes les peines.
Le 13 juillet 1989, ce jour si néfaste pour le peuple kurde, je perdis encore un ami.