Mon cher oncle, Mamo,
Quarante années sont déjà passées, comme si c'était hier, lorsque j'ai tenu tes mains, alors que tu quittais ce monde pour un monde, qui j'espère sera meilleur que celui que tu as quitté.
Je me souviens encore très bien de ce jour, lorsque tu as demandé à Salah de t'aider à te raser, tu nous as regardés, Salah et moi, c'était un regard d'adieu, ce regard qu'on a toujours connu de toi, un regard de force, de bonté et de tolérance.
Nous sommes réunis aujourd'hui pour célébrer une vie remplie de luttes et de sacrifices, une vie passée à croire en la cause d'un peuple persécuté et d'une patrie volée.
Peut-être que tu te demandes, mon oncle, ce que nous sommes devenus, ce qu'est devenus notre peuple et la cause à laquelle tu as toujours cru, toi comme tes frères, ainsi que ton père et ton grand-père avant vous.
Ce qu'est devenue ta nation kurde, partout au Kurdistan.
Peut-être tu te demandes aussi si les sacrifices que toi, mon père et toute notre famille ont acceptés ont porté leurs fruits, et s’ils ont aidé notre peuple persécuté à obtenir sa liberté et ses droits.
Ces sacrifices, qui ont commencé avec ton grand père Bedir Khan et se sont poursuivis avec ton père, Emine Ali, jusqu'à ce que vous repreniez le flambeau, toi, mon père Jeladet et mon oncle Soraya.
Oui, mon cher oncle, des millions d'hommes et de femmes de ton peuple kurde parlent et écrivent aujourd'hui notre belle langue kurde, cette langue dont tu as participé, avec mon père, à poser l'écriture et les règles de grammaire.
Encore aujourd'hui, nous célébrons la publication du premier journal kurde, Kurdistan, publié par ton oncle, Miqdad. Et le jour de la publication de Hawar, publié par ton frère, Jeladet, est devenu le jour de la langue kurde, célébré chaque année.
La plupart de tes livres ont été édités, tes publications aussi, en ta langue kurde.
Sache mon oncle que le dictionnaire que tu as passé de nombreuses années de ta vie à préparer, à organiser, ce rêve qui était de le voir avant de partir, est finalement devenu une réalité grâce aux efforts de tes élèves, de tes amis et des gens qui t'aiment et font vivre ton héritage spirituel.
Je te dis, mam, que ton peuple a été au bord de l'abime, de la disparition et de la destruction maintes et maintes fois depuis ton départ.
Tes frères, tes sœurs et tes enfants ont été frappés par l'arme chimique, par un ennemi sans merci, dont le but était d'anéantir le peuple kurde et d'effacer la cause kurde pour toujours.
Nous avons vécu des jours où parler, lire ou chanter en notre langue était un grand crime.
Nous avons résisté, nous sommes encore et toujours là, nous avons gardé la foi en notre cause.
A chaque fois que nous faiblissions, nous nous rappelions votre lutte, nous prenions notre force de votre volonté et votre détermination, qui ne se sont jamais inclinées ou affaiblies.
Les Kurdes se sont réunis autour du drapeau kurde que ton père, Emine Ali a mis, que tu as hissé, avec tes amis, pour l'éternité.
Nous avons donné des milliers et des milliers de vies pour ce drapeau. Symbole de notre belle nature verte, la blancheur et la pureté de nos cœurs, le sang rouge de nos martyres et un soleil doré qui se lève sur ce peuple persécuté, sur la terre du Kurdistan.
Mamo, comme nous avons besoin de toi, de ta connaissance, de ta culture, de ton humilité et de ta modestie.
Les souvenirs me ramènent à 1967, à Paris, où nous nous sommes retrouvés après 20 années de séparation, tu étais toujours le même aussi calme, fort et plein d'optimisme.
Je garde encore ce petit bout de papier, ces quatre verres de doux poèmes écris avec tes mains, ton cadeau d'accueil à l'occasion de mon arrivée à Paris.
Je partage avec vous aujourd'hui la lecture de ce petit poème :
Le jour se lève
Le soleil brille
Le ciel est clair: point de nuages
Qui arrive, qui arrive, en ce jour ?
Ma bien aimée Sinemkhan.
Nous avons passé un mois ensemble, avec Natacha ton épouse, Salah et Jemchid. Nous sommes partis à la découverte de Paris, si cher à ton cœur, et que tu voulais tant me faire découvrir, ses monuments, ses rues, et son histoire. Ce fut un mois de bonheur partagé après toutes ces années d'absence.
Le temps me ramène aussi à Nawperdane, au Kurdistan du sud, en 1970, lorsque nous avions assisté, ensemble, Salah, toi, et moi à un des congrès, nous étions les invités du grand dirigeant historique, Barzani, dans ce petit village lointain.
Barzani et toi, vous nous aviez donné les plus grandes leçons de modestie et d'humilité, ce qui fait le comportement des grands dirigeants.
Il l'a fait, Barzani, lorsqu'il a porté ton cartable et n'a accepté que personne d'autre ne le fasse à sa place, il voulait que tu sois au tout devant de l'assemblée, au-devant de la scène.
Tu l'as fait, toi, lorsque tu as refusé avec beaucoup d'humilité un grand poste politique à l'époque, et tu as demandé à Barzani si tu pouvais seulement avoir un petit local où tu puisses enseigner le kurde aux peshmergas et à leur famille. Tu voulais que cette petite école porte le nom de ton frère, Jeladet, par fidélité et par égard envers le mouvement national et littéraire kurde, dont il a également défendu la cause.
Pour que l'on sache que ta souffrance dans la vie a commencé depuis ton plus jeune âge, je vais lire un passage de l'interview que t'a consacré Thomas Bois, en 1946, à Beyrouth, dans « Mémoires de l'émir Kamuran Bedir Khan », publié dans Etudes Kurdes, bulletin n1-février 2000 :
« Il y a des journées d'automne très chaudes à Constantinople. Je jouais dans le jardin de l'école, mon frère aîné Jeladet m'appela. Nous montâmes au dortoir. Devant la porte, je vis deux personnages vêtus de redingote noires, et restait tout surpris. J'avais neuf ans. Mon frère Jeladet 11 ans.
Nous étions surpris, moi, mon frère Jeladet, mon frère Souraya, et mes neufs cousins, de savoir que nous devions passer chez le directeur du collège.
Il y avait aussi tout un groupe de messieurs en redingote noires. Le directeur dit alors aux messieurs en redingote noire, ils y sont tous, ils sont onze.
Sortant du hall, nous constatâmes que le nombre de ces messieurs avait encore augmenté, et à mon grand étonnement, au lieu de sortir du collège par la porte ordinaire, je vis que le grand portail du lycée Galata saray, que je n'avais jamais vu ouvert, tout grand.
Un fiacre nous attendait, on nous fit monter deux par deux dans chaque voiture, avec deux policiers en vis-à-vis, et un troisième près du cocher.
On nous amena à la direction générale de la police. C'était la première fois, depuis qu'avait commencé cette aventure inexplicable, que onze petits Kurdes, onze petits Bedir Khan purent tenir conseil. Mon cousin, Suleyman, nous apprit alors, que sur ordre de la famille Bedir Khan, quatre Kurdes avaient assassiné le préfet de Constantinople. Le gouvernement avait fait arrêter mes oncles et mon frère Soraya.
Après l'interrogatoire, on nous conduisait à la maison. Pour la première fois j'y vis les larmes et le deuil.
Pendant une semaine entière, nous fûmes séparés du monde entier. Puis l'ordre vint pour nous d'aller rejoindre notre père qui se trouvait alors à Konya.
En ce matin, d'octobre 1905, une troupe vient cerner la maison, on nous fit monter dans des voitures, à la gare, où on nous embarqua tous à destination de Konya.
Toute la famille était réunie, ma mère, mes trois frères aînés, mes deux frères cadets, et ma jeune sœur. Dans le compartiment également des gendarmes se tenaient aux portières.
Le seul souvenir qui me reste de notre séjour à Konya est celui-ci; mon père était gardé dans un hôtel en ville. Comme il était amateur de musique, il dit un jour à mon frère de lui mettre un disque.
Sans faire attention, mon frère mit sur le phonographe, la Marche du Sultan. Aux premières notes, tout bouillant de colère, mon père enleva le disque et le jeta sur le sol, il se brisa au grand ahurissement des gendarmes qui se tenaient à la porte du salon ».
C'est comme ça que tu as commencé ta vie, c'est de là qu'est parti ta lutte, avec tes frères, pour un peuple qui aspire à une vie de liberté, tout comme les autres peuples sur cette terre, une patrie qui les rassemble et les protège, une terre sur laquelle ils vivent, une oasis de paix et de stabilité, dans ce coin du monde.
Nous tiendrons notre promesse, nous suivrons ton chemin, nous serons, tout comme vous l'étiez, aimants et tolérants.
Nous ne trouverons pas la paix d'esprit tant que nous n'aurons pas réalisé ton rêve, notre rêve, et le rêve de nos ancêtres.
Je suis heureuse qu'aujourd'hui, que mes petits-enfants, et tes petits enfants, Miran, Alan, et Joanne soient présents pour lire ce témoignage en mon nom, ils ont tout mon amour et tous mes remerciements.
Nous chérirons pour toujours ta mémoire, toi, l'absent-présent. Nous t'avons aimé de ton vivant, nous serons fidèles à ta mémoire. Merci à vous tous, je vous souhaite un avenir heureux et prospère.