L’émir Kamuran Bedir Khan a été doublement mon passeur. Au sens le plus commun, en usage de nos jours dans les médias, il fut de 1966 à 1975 celui qui m’aida à franchir clandestinement les frontières pour me permettre de rejoindre la région du Kurdistan d’Irak libérée, tenue par les peshmergas du général Barzani. L’émir fut de plus l’inestimable passeur – au sens philosophique, cette fois – qui m’introduisit dans la généreuse et lumineuse famille de ceux et celles qui participaient à la lutte des Kurdes pour la reconnaissance de leurs droits. C’est par lui que je connus tout d’abord Joyce Blau, puis Bernard Dorin, Kendal Nezan et bien d’autres.
1966
En 1966, simple chargé de cours à l’Institut de psychologie de l’université de Toulouse, je préparais un doctorat de spécialité, dit de 3ème cycle, qui ayant pour objet d’étude un groupe de théâtre expérimental, ne portait en rien sur la question kurde. À mon retour d’Algérie où j’avais effectué mon service militaire de deux ans en tant qu’aspirant puis sous-lieutenant dans une S.A.S. de petite Kabylie, en remplacement d’un autre appelé qui avait été tué dans une embuscade – le sous-lieutenant François Perrin -, j’avais hésité entre la poursuite d’études en philosophie ou la psychologie. Les deux années de guerre, incohérences, violences, contradictions constatées entre les opinions affichées par chacun et les comportements, la souffrance des populations, la folie ordinaire et quotidienne, m’avaient incité à étudier une discipline qui pouvait m’éclairer sur la nature de notre étrange espèce.
A l’époque, je vivais à Toulouse en grande liberté, dans la communauté franciscaine du 42 avenue Etienne Billières, connue pour ses engagements sociaux – prêtres ouvriers, accompagnement des personnes soumises à la prostitution, mission étudiante, SDF -, et politiques. Active dans les combats du tiers-monde, sensible aux mouvements révolutionnaires, un groupe de franciscains de la province d’Aquitaine avait créé une revue phare intitulée – Frères du monde - proclamant ainsi le dessein prophétique du christianisme pour la fraternité universelle. Cet engagement lui valait d’être vivement critiquée par l’autorité ecclésiastique, et des théologiens influents comme le Père dominicain Yves Congar, pourtant réformiste.
Chaque année pendant les vacances universitaires d’été, je partais à l’aventure avec quelques copains dans de vieilles 2CV Citroën, mécanique exceptionnellement apte à rouler sobrement sur les pistes au prix d’une excessive lenteur. Nous baptisions ces virées du nom de « voyages d’études » autant pour justifier ces escapades que pour obtenir des fonds éventuels. L’année de ma licence, j’avais obtenu d’être embarqué sur un cargo de la Compagnie Générale Transatlantique – l’Equateur - qui faisait la côte du Pacifique sud, au prétexte d’étudier un « équipage au long cours ». L’été 1965, nous avions pris la route pour la Turquie. En dépit des mises en garde d’amis turcs de rencontre à Istanbul – où nous avions rendu visite au romancier Çetin Altan, parlementaire membre du Türkiye İşçi Partisi (TİP) -, nous avons roulé vers l’est du pays, découvrant l’hospitalité des villages et l’omniprésence des camps militaires qui persillaient le paysage de pierres blanchies alignées au cordeau autour d’imposants baraquements en dur. L’idée nous est venue d’y retourner en allant plus loin.
En 1965-66, alors que le professeur Malrieu m’avait engagé en qualité de « collaborateur technique » temporaire à l’Institut de Psychologie, avec charge de cours, j’ai lu dans le journal Le Monde un bref article sur les Kurdes d’Irak et les combats qui se livraient dans le Nord. Eric Rouleau, journaliste remarquable et arabisant, était l’un des rares à suivre l’affaire. Le nom de l’émir Kamuran Bedir Khan figurait dans les communiqués en tant que représentant des Kurdes en guerre. L’année, d’une grande violence, paraissait décisive pour le PDK. En avril 1966, le maréchal Abdel Salam Aref - tombeur du général Kassem - était mort dans un accident d’hélicoptère. Il avait été remplacé par son frère, le général Abdul Rahman Aref. Le mois suivant, celui-ci lançait une offensive de grande envergure dans la région de Rawanduz. L’armée régulière était appuyée par les « Jash 66 ». Par le plus grand des hasards se trouvait sur les lieux René Mauriès (1921-1999), grand reporter de La Dépêche du midi. Prix François-Jean Armorin en 1954, et Albert Londres en 1956, il avait été envoyé sur tous les théâtres d’opérations. En ce mois de mai au Kurdistan, il s’était retrouvé plongé dans la contre-offensive des forces kurdes qui, lors de la fameuse bataille de la montagne de l’Handren, avaient écrasé la 4ème Brigade de l’armée irakienne. Face à la défaite, Aref avait été contraint de proposer un cessez-le-feu temporaire, le temps d’entamer des pourparlers. Les articles de Mauriès témoignaient de son admiration pour le courage, la détermination et le sens tactique des peshmergas. Le dénuement et les souffrances de la population également. Rassemblés plus tard en un volume intitulé Le Kurdistan ou la mort, ses reportages étaient d’un style vif et clair, toutefois plus dans le genre récit d’aventure que celui de dissertation politique. Ils ne firent que maintenir ma décision de partir pour l’Irak avec un double but : apporter des médicaments et rendre compte de la situation d’une façon plus anthropologique. Nous étions quatre dans le projet : deux étudiants en médecine – chargés de la collecte des médicaments -, un étudiant en sciences de la vie – particulièrement habile en mécanique – et moi-même. Il restait à trouver une solution pratique pour la réalisation. Je n’ai plus en mémoire le filon qui m’a conduit à l’émir. S’agit-il de Mauriès ou du journal Le Monde ?
Mon contrat à l’université prenant fin au mois de juin je me retrouvais libre, mais sans d’autres ressources que de maigres économies. Quant à ma première thèse, j’estimais qu’elle pouvait attendre. Mettant à profit mes activités à l’Institut de psychologie je pris soin de rédiger plusieurs lettres sur papier à son en-tête, afin de conforter le sérieux de nos intentions. Avec innocence, j’adressai l’une à l’UNESCO qui ne répondit jamais, une autre – plus explicite - à Kamuran Bedir Khan, qui nous invita à le rencontrer à Paris à son domicile personnel, dans le 5ème arrondissement. Je n’ai plus souvenir de qui participa au voyage. J’ignorais que Joyce Blau et ses amis venaient de trouver à l’émir un nouvel appartement afin d’échapper à trois tueurs dépêchés par le gouvernement irakien, et qu’il bénéficiait de l’attention du service français de protection des personnalités. Il est évident que largement ignorant de la langue et de la civilisation kurde, le titre d’émir ne pouvait que provoquer ma curiosité et me faire échafauder diverses hypothèses. L’adresse donnée était d’un quartier avenant de Paris, à deux pas du jardin des plantes. Ce fut l’émir qui ouvrit la porte, au 3ème étage. De taille moyenne, robuste septuagénaire, brun, le visage souriant orné d’une moustache fine s’accordait avec une calvitie aristocratique qui, je ne sais pourquoi, me fit penser à certaines gravures ottomanes qui représentent un sultan, cependant enturbanné. Sans doute le regard, vif, mobile, attentif et bienveillant qui manifestait au visiteur l’expression d’une forte personnalité. Kamuran Bédir Khan était vêtu avec une discrète élégance, portant cravate et veste en tweed. Se déplaçant avec légèreté dans l’espace restreint d’une sorte de studio, il dégageait une présence indéniable, à l’opposé d’un notable emprunté, d’un mandarin d’université ou d’un politicien en représentation. Une fois entrés, il nous proposa du thé et en vint au fait. Il s’exprimait sans emphase, avec précision, sans les éléments de langage propres aux activistes et doctrinaires. L’endroit était exigu, modeste, peu lumineux. Nous nous assîmes autour d’une table banale, sur laquelle une femme blonde, pétillante disposa des tasses pour le thé en se mêlant à la conversation avec un naturel passionné. Son léger accent avait des épices d’Europe centrale dans la façon de rouler les r. C’était son épouse, la comtesse d’origine polonaise Nathalie d’Ossovetsky. La conversation de l’émir était dense, précise, accordée me sembla-t-il à son état de linguiste, poète et diplomate représentant du général Barzani. Il nous fit part de la situation sur le terrain. Rien n’était encore sûr.
Ainsi, à de simples étudiants – j’étais le plus âgé -, la confiance était offerte d’emblée, ainsi que la considération, alors que nous ne représentions rien, ni organisation, ni parti politique, ni groupe de pression, ni organe de presse. Juste quelques boîtes de médicaments et l’espoir de rares articles alors que l’opinion publique, les intellectuels progressistes comme ceux qui ne l’étaient pas, avaient l’attention dirigée vers d’autres foyers brûlants. La guerre du Vietnam prenait un tour inquiétant, aboutissant à la décision du président Johnson en juin 1966, d’augmenter le corps expéditionnaire américain, incitant les médias à renforcer leur contingent de reporters à Saigon. Emblème du possible pour la gauche européenne, la révolution cubaine était un pôle hautement attractif, servi par les figures de Fidel Castro, et plus encore du charismatique Che Guevara. Elle allait bénéficier du talent théorique d’un jeune normalien agrégé de philosophie, fils d’une famille parisienne influente, Régis Debray. L’imaginaire des militants prochinois étaient prêt à s’enflammer pour la révolution culturelle planifiée et lancée quelques mois plus tard, en août 1966, par Mao Zedong. Enfin, pour couronner cet ensemble, le gouvernement du général de Gaulle, résolu à quitter le commandement militaire intégré de l’OTAN, ne souhaitait que revoir sa politique proche-orientale débarrassée du fardeau de la guerre d’Algérie.
Oui, l’émir Kamuran Bedir Khan était bien seul. Qui plus est, si le titre d’émir pouvait faire tiquer les thuriféraires du Petit livre rouge, celui de mollah accolé au nom du fondateur du Parti Démocratique du Kurdistan en 1946, associé à son large turban à damier rouge et blanc, avait joué pour en dégrader l’image et métamorphoser en féodal l’ancien ministre de la Défense de la République de Mahabad dont il avait été le général en chef. Plus tard, à Nawperdan, j’appris que cette désignation honorifique de « mollah » faisait le bonheur de l’officier kurde chargé du décryptage des télégrammes chiffrés de l’armée irakienne qui étaient interceptés. L’analyse du groupe de signes correspondant à ce titre honorifique qui revenait régulièrement dans les messages permettait de casser les codes plus facilement.
Nous nous revîmes à Paris à plusieurs reprises tandis que je préparais le voyage, m’informais, rassemblais des pellicules données par un ami de la télévision toulousaine pour alimenter la caméra empruntée à l’Institut de psychologie, et que nous préparions les mécaniques et de maigres fonds. L’émir me conseilla plusieurs ouvrages à lire. Il me remit quelques-uns de ses travaux, académiques et littéraires. Quelques années plus tard, je reçus deux recueils de poèmes, « vers français d’un poète kurde » – La lyre kurde et Le calvaire du Kurdistan. J’y retrouve toujours ce qui m’avait capté dès mon premier séjour : un amour de la vie dans son organicité, sa sensualité, les éléments naturels, la souffrance des victimes, la révolte contre l’injustice et les intrigues des grandes puissances, la colère contre les assassins et leurs bombes achetées aux États complices, la vanité des puissants, la paix devant la mort à venir. Kamuran Bedir Khan inonde d’une colère ironique les hypocrites. S’adressant à Dieu, il moque ses serviteurs officiels :
Ces imams, prêtres et pasteurs
On le dirait,
Sont des farceurs,
Des imposteurs !...
Savent-ils quelque chose de l’au-delà
Tous ces imams, tous ces prélats ?...
A quoi sert leur apanage ?...
Ils considèrent le Bon Dieu
Comme un service de dépannage
De ces contacts épisodiques, je cultive le souvenir tant il est rare de se trouver face à un caractère sans ostentation et d’une si puissante énergie généreuse, comme si l’histoire très ancienne d’un peuple et d’une famille s’était incarnée dans une personne, à son insu.
Avant l’été, l’émir nous donna ses dernières consignes :
« Vous pouvez partir. C’est possible. Vous allez vous rendre à Téhéran, par la Turquie et le nord de l’Iran. Là vous rencontrerez Monsieur Kacemi, un avocat, et il vous indiquera la marche à suivre. Voici son adresse. »
- J’avais pris soin de placer sur la vitre avant de ma 2CV une affichette : Basın – Presse, en turc. Des amis de La Dépêche du midi, m’avait donné ce précieux conseil au temps où, en Turquie, les journalistes étrangers bénéficiaient de considération et d’avantages. Arrivés à Téhéran, il nous fallut attendre en campant dans les locaux du lycée français. Paradoxalement, nous étions dans l’ignorance des négociations menées dans la capitale irakienne entre les Kurdes et le gouvernement central. A Paris, Bedir Khan était mieux informé. En ce mois d’août, le Monde Diplomatique l’avait sollicité pour un article qu’il publia avec un chapeau :
« La presse a annoncé il y a quelques semaines que des contacts officiels avaient été pris entre les représentants du gouvernement irakien et le général Barzani, chef des insurgés kurdes, pour essayer de régler d’un commun accord la question des Kurdes d’Irak. Cette nouvelle a été accueillie avec soulagement partout où l’on suivait avec angoisse la guerre civile qui, depuis des années, ensanglantait le nord-est de ce pays. A la suite de ces échanges de vues un plan en douze points a été publié à la fin de juin par le gouvernement de Bagdad ; il devait fournir la base d’une solution pacifique du problème kurde.
Que penser des nouvelles dispositions manifestées du côté des autorités irakiennes et, surtout, qu’en pensent les principaux intéressés, les Kurdes ? Se trouve-t-on à un tournant décisif ou s’agit-il simplement, comme ce fut le cas plusieurs fois déjà dans le passé, d’une manœuvre pour désarmer les combattants kurdes sans une véritable intention de satisfaire leurs revendications ?
Nul ne pouvait répondre avec plus de compétence à ces questions que l’émir Kamuran Bedir Khan, porte-parole à Paris des organisations nationales kurdes, qui a bien voulu exposer ci-dessous le point de vue de ses compagnons de lutte. »
Un beau jour, à Téhéran, Monsieur Kacemi nous invita à reprendre la route pour Bagdad où nous devions prendre contact avec un libraire de la vieille ville, rue Al-Mutanabbi.. Logés tout d’abord dans un camping, nous nous sommes rendus un beau matin dans un magasin à l’ancienne aux rayons chargés d’ouvrages dont certains en langue étrangère. J’attendis que soit parti le client avec qui le libraire s’entretenait pour m’approcher de lui. Deux tomes du Corps de Droit Ottoman de George Young (1905), en français, sous le bras, je me suis présenté. Le libraire me dit d’aller voir un certain Maître X, « opposite Baghdad Hotel ». Il refusa de me faire payer les vieux bouquins que j’avais dénichés. Après m’être égaré, j’ai rejoint le bureau de l’avocat kurde. Il avait lui-même franchi la ligne de feu, dissimulé dans les plis sombres d’un jilbab. Après nous avoir invités à plusieurs reprises, en nous incitant à la patience, il nous conseilla d’attendre de ses nouvelles. Le temps passait, mes compagnons s’impatientaient et décidèrent de rejoindre Toulouse. Je restai avec Françoise Boursin, l’étudiante en médecine, future psychiatre, qui disposait encore d’une semaine, et nous nous sommes installés à l’auberge de l’YMCA.
Le 25 septembre, nous avons reçu la consigne d’être prêts le lendemain à 6 heures du matin. Le 26 au petit jour, deux peshmergas armés d’un AK-47 vinrent nous chercher. Mohsen Desai, membre du Comité Central du PDK, alors engagé dans l’équipe des négociateurs qui faisait le va-et-vient entre Bagdad et Barzani, nous attendait dans un taxi Mercedes au pare-brise fêlé. Après avoir rejoint une escorte militaire gouvernementale, nous prîmes la route en convoi en direction de Kirkouk puis de Rawanduz. À mon grand étonnement, les premiers combattants en uniforme de peshmerga rencontrés dans la zone libérée du Kurdistan appartenaient à une brigade arabe : chiites, communistes et déserteurs de l’armée régulière irakienne. Arrivés à Nawperdan nous fûmes conduits dans des cabanes de branchages et commença notre séjour, bref pour l’étudiante en médecine, mais qui ne prit fin pour moi qu’à l’hiver.
De retour en France, ma première visite fut pour l’émir Kamuran Bedir Khan. J’avais des messages à transmettre à l’Élysée, à Jean-Paul Sartre et autres personnalités. Il me fit connaître Joyce Blau, Bernard Dorin… Commença une longue aventure labyrinthique à la recherche d’interlocuteurs, d’alliés éventuels, de soutiens. Les labyrinthes sont composés d’impasses, et elles furent nombreuses. Mais, ceci est une autre histoire. Je décidai de terminer ma première thèse, de la soutenir, de publier un livre puis de repartir pour le Kurdistan avec le projet d’entreprendre une thèse d’État. Les éditeurs – en 1967 et 1968 – ne voulaient pas d’un ouvrage sur un sujet qui ne faisait guère la Une de la presse, progressiste ou conservatrice, d’autant plus que se jouait parmi les Kurdes aussi bien que chez les communistes irakiens le tohu-bohu des divisions, sous-tendu par le jeu des Etats voisins et lointains. Un franciscain de Paris - le R.P. de Reboul – tenta de placer le manuscrit auprès de Jean Lacouture, qui se récusa, de même que la revue Témoignage Chrétien, au contraire de la Dépêche du Midi toujours accueillante aux articles sur le combat des Kurdes. En revanche, le Père me fit inviter par le commandant Emmanuel Desgrées du Loû, officier de l’Etat-Major particulier du général de Gaulle qui me fit plancher devant un groupe de militaires au 14 rue de l’Elysée. Ces messieurs me promirent de faire parvenir une note au général. Le même révérend réussit à obtenir le soutien de la Fondation Caritas en Allemagne où nous sommes partis avec le Dr Mahmoud Ali Osman, lors de l’un de ses brefs séjours.
L’émir Kamuran Bedir Khan écrivit une préface pour mon essai que la rédaction de la revue Frères du Monde, évoquée plus haut, accepta de publier en mai 1968 dans la série documents. Son texte commençait par ces mots :
« Etre Kurde est un métier difficile ! Les quarante-neuf années de ma vie tourmentée, consacrées au service de mon brave peuple opprimé, m’ont confirmé cette cruelle réalité. Pourtant les Kurdes sont aimés et appréciés par ceux qui les approchent de près. Mais le facteur humain joue-t-il un rôle dans les chancelleries ? Hélas ! le sous-sol kurde est trop riche, partout du pétrole ! »
L’émir concluait par un rappel de l’actualité : la situation tragique des Kurdes en Syrie, et l’arabisation à outrance de la Djézireh, « territoire kurde riche en pétrole ». J’avais demandé à Armand Gatti une seconde préface, espérant qu’un nom célèbre parmi les progressistes pourraient être utile. Le poète dramaturge avait été modeste : - « Le nom de Sartre, pèserait plus lourd… ». Le philosophe romancier invité des révolutions ne comptait pas les Kurdes parmi ses pauvres. La première phrase de Gatti, faisait écho à l’émir : « Pradier est une voix qui crie dans le désert. »
Par contraste avec les tapages du temps j’ai donné à mon travail un titre aussi réaliste que symbolique : Les Kurdes révolution silencieuse. Restait la thèse à terminer. Avant d’en écrire la conclusion, j’ai tenté une brève tentative de rejoindre le Kurdistan en juillet 1969 en passant par Téhéran. Elle s’avéra infructueuse.
Toutefois le labyrinthe dans lequel je me trouvais offrit une issue. Le journaliste et écrivain Jacques Chancel m’introduisit auprès de l’éditeur Jean-Claude Lattès qui fut séduit par l’idée d’une publication des mémoires du général Barzani. A condition qu’il y consentit et qu’il expose dans la brutalité des faits, le dévoilement des intrigues, les mensonges, compromissions, violences qu’il avait affrontés dès sa jeunesse. Lattès signa un contrat destiné au général, et m’accorda un à-valoir sur mes droits d’auteur, me permettant ainsi de troquer la voiture pour l’avion à mon prochain voyage. La soutenance de la thèse fut accomplie le 8 novembre. Elle me permit d’engager Jean Duvignaud – membre du jury – à la cause kurde et d’obtenir sa direction pour la thèse d’État que je comptais amorcer sur le sujet.
1969
Je repris immédiatement contact avec l’émir. Entre-temps le coup d’État baasiste avait eu lieu le 17 juillet 1968, conduisant à la reprise des hostilités en janvier 1969. Depuis septembre, des unités de l’armée iranienne venaient en appui des forces kurdes. Kamuran Bedir Khan me donna pour consigne de me rendre à Rezaiyeh – aujourd’hui Orumieh -, en Iran, où un prêtre chaldéen pourrait me guider. Ce que je fis. Une mission du Peace Corps était à l’œuvre dans la ville, avec ses volontaires impliqués dans divers programmes de soutien à la population. Ils me proposèrent d’occuper la maison de l’un d’eux qui était restée libre, à la suite de son départ pour des raisons de santé. Seule y vivait une horde de chats particulièrement affectueux qui m’adoptèrent dès la première heure. J’appris que des blessés kurdes étaient soignés à l’hôpital et que des navettes relativement fréquentes circulaient entre Rezaieh et le Kurdistan d’Irak.
Après quelques semaines d’attente, un peshmerga du nom de César, ancien élève des dominicains de Mossoul et francophone me fit savoir qu’il viendrait à la tombée de la nuit me récupérer en voiture sur la route qui conduisait à la frontière irakienne. Le jour dit, marchant lentement sur le bas-côté, un peu inquiet à la pensée d’éventuelles patrouilles iraniennes, je guettai les véhicules. Une vieille jeep Land Rover s’arrêta à mon niveau. César ! Il me demanda d’entourer ma tête d’un keffieh à damier rouge et blanc - celui des peshmergas de Barzani - et de me faire passer pour un convalescent. En route, le moteur ronflait avec de brusques suffocations que César ranimait à grands coups d’accélérateur. Lorsque la route goudronnée se mit à monter tout en perdant son goudron, la Jeep s’étrangla dangereusement alors que, devant nous, à mi pente, s’apercevait un convoi de gros GMC de l’armée iranienne qui grimpaient dans la même direction. Les camions s’arrêtaient à une source où les chauffeurs maquillaient de boue les plaques d’immatriculation et les cocardes nationales des véhicules. César m’annonça qu’il fallait les doubler à tout prix afin de ne pas subir un contrôle :
« Tu fais le blessé ! Tu ne parles pas. »
Emballé, notre moteur attaqua la pente. Alors que nous étions prêts du but – le poste frontière -, l’engin cala et César, impuissant, vit venir vers nous dans le rétroviseur la jeep de tête du convoi. Nous bloquions la route. Un jeune officier visiblement excédé bondit de son siège et nous ordonna de nous ranger sur le côté. César excita le démarreur. Rien n’y fit. L’officier me regarda tandis que je jouais le malade imaginaire avec conviction. Dégoûté, il rejoignit sa jeep et donna un ordre. Crabot enclenché, le tout-terrain s’approcha lentement de notre arrière, s’y accola et nous poussa jusqu’au sommet du col. C’est ainsi que, cette fois, je fis mon entrée dans le Kurdistan d’Irak.
Quelques mois plus tard, conséquence de l’accord kurdo-irakien de Mars 1970, mes amis kurdes jugèrent préférable de me faire quitter le Kurdistan. Tout d’abord exfiltré par des agents iraniens qui m’avaient pris pour un collègue israélien, puis déçus, m’avaient reconduits en Irak, je fus finalement sauvé par une déclaration du président de la République Française – Georges Pompidou - en faveur des droits légitimes des Palestiniens, qui m’autorisa, toujours conduit par le même César mon ami, à clamer l’amitié franco-irakienne devant un officier de l’armée gouvernementale qui, à Rawanduz, après de longues négociations, m’accorda un sauf conduit pour Bagdad. Malheureusement, Barzani n’avait pas jugé opportun de divulguer les secrets de son existence à un éditeur français. Je revenais bredouille.
1975
A Paris, je fus recueilli par Joyce Blau et par elle, moissonné par Henri Curiel avant que ne me fut proposé un poste d’enseignant à la faculté des Lettres d’Istanbul à compter du 1er janvier 1971. Avant de partir, Henri Curiel m’avait conseillé de contacter Georges Henein à L’Express. C’est ainsi qu’averti par Çetin Altan que la sortie de son dernier roman Büyük gözaltı – étroite surveillance – allait être interdite par la censure, je lui ai envoyé un mot en lui demandant d’annoncer la publication dans l’Express. Ce qui fut fait, permettant à l’éditeur turc d’habiller le roman d’un bandeau annonçant fièrement que le plus grand magazine français en parlait déjà ! A Istanbul – ville cinéphile - j’avais pu rencontrer le cinéaste Yilmaz Güney. Le 15 février 1972 j’avais épousé Emma Debayle à l’ambassade de France de Bagdad avec, pour témoin Sami Abdulrahman, alors ministre des Affaires du Nord, et la présence d’Abdul Rahman Ghassemlou. Il ne prit que quelques mois au Milli Istihbarat Teşkilatı (MIT), le service de renseignement turc, pour me retrouver et obtenir mon expulsion, sans violence par respect de mon passeport de service. Les Affaires Étrangères m’envoyèrent alors en Uruguay, à Montevideo, en septembre 1972, pour faire du théâtre et diriger les activités culturelles de l’Alliance Française. Le poste était prenant, passionnant, au moment où se préparait le coup d’État militaire du 27 juin 1973.
L’année suivante, désireux de maintenir le contact avec les Kurdes d’Irak, je décidai de les rejoindre à l’occasion des congés de l’été austral qui correspond à l’hiver européen. Ce fut ma dernière occasion de revoir l’émir Kamuran Bedir Khan. Il m’envoya tout d’abord en Allemagne prendre un premier contact qui me fit partir pour Téhéran le 22 décembre 1974. Là, à ma grande surprise, une délégation composée de journalistes, d’humanitaires et d’un membre du Parlement britannique était sur le départ pour rejoindre Rezaiyeh par les airs. Des voitures nous transportèrent directement en Irak. La situation était nouvelle pour moi. La révolution avait grande allure tant dans son organisation, ses réalisations civiles et la conduite de la guerre. Une grande guerre, avec artillerie et les obus qui, la nuit, traversaient le ciel à la façon des étoiles filantes, la présence d’un armement semi lourd, des contingents venus d’Iran. Nous repartîmes le 10 janvier 1975 par les mêmes moyens. Auparavant, habitué à me promener seul sur la route dite « stratégique » pour y prendre des photos, j’avais été arrêté par une patrouille iranienne, entouré de militaires qui pointaient leurs armes vers moi, et contraint de monter à l’arrière de la jeep entre mes gardiens. Un officier iranien déguisé en Rudolph Valentino, dans Le Fils du Cheik - The Son of the Sheik, « le » film de George Fitzmaurice – revolver au poing- m’avait demandé si j’étais un espion, et regretté que je le sois, car je lui paraissais sympathique. Mon appareil confisqué pour examen me fut rendu après quelques heures passées dans une cellule, mais bien nourri. Les photos étaient innocentes. On me libéra.
A Paris, Eric Rouleau me demanda un article. J’étais abasourdi par la puissance du mouvement de libération du Kurdistan d’Irak qui en venait à émettre des timbres, créer des écoles et une infrastructure civile. Peu de temps avant de lui remettre mon papier, il me téléphona :
« C’est terminé ! Ils ont tout perdu… Le Monde ne peut pas publier ce qui relève du passé. Ce n’est plus d’actualité »
Impossible à croire. La volte face opportuniste de l’Iran, et la veulerie de Kissinger suivies par l’administration américaine avaient, dans les accords d’Alger, signé le désespoir et la mort de milliers de civils. Par un ami, il me fut possible de faire paraître un article, cette fois « actualisé », dans la rubrique « journal à plusieurs voix » de la revue Esprit . Tenu par le devoir de réserve, je ne l’ai pas signé. Je rendis visite à l’émir. Sa femme venait de mourir. Il m’invita à aller la saluer sur son lit de mort. Nathalie d’Ossovetsky était allongée, le visage paisible dans la pénombre. Je suis resté à la regarder et à méditer. Elle avait donné son corps à la science. Ce sont des brancardiers qui sont venus la chercher pour la transporter dans un fourgon à la faculté de médecine, rue des Saints-Pères. Je n’ai pas oublié sa dernière image, ni celle de l’émir.
C’est à Rabat - où j’enseignais à la faculté des Lettres - que j’ai appris son décès en 1978. Joyce Blau m’a demandé d’écrire un mot qui serait lu à ses funérailles. Je me suis souvenu d’une anecdote qui le décrit si bien. Faisant son marché, il s’était trouvé aux côtés d’une vieille dame qui après avoir demandé au marchand de primeurs le prix du raisin qu’elle avait choisi, avait répondu : - « Non, c’est trop cher. Enlevez-le. » L’émir était intervenu : - « Madame, gardez-le. Je vous l’offre. »
Je ne peux achever ce témoignage qu’en citant Kamuran Bedir Khan le poète :
Ma vie fut un breuvage amer !
Mis à part le lait de ma mère !
Délaissé devant l’adversaire
J’ai perdu le goût des prières !
Sur la revue et son engagement politique voir l’article de son ancien animateur Raymond Domergue, ofm « Foi et Révolution: l'itinéraire de « Frères du monde », Esprit, No. 21 (9), Septembre 1978, pp. 70-87. Sur la question plus générale de l’histoire de l’engagement révolutionnaire des franciscains, voir Yves Chiron, L’Eglise dans la tourmente de mai 1968, Paris, Groupe Elidia, Editions Artège, 2018
René Mauriès, Le Kurdistan ou la mort, Paris, Laffont Enquêtes Actualités, 1967 ; réédition en 1970 par les éditions J'ai lu, série : l’aventure aujourd’hui, n° 240, 1970 ; « Avec les Kurdes en guerre pour leur survie. Barzani chef légendaire d’un peuple indomptable. Autour de ce drame, une étrange conspiration du silence. »
Kamuran A. Bedir Khan, La lyre kurde, imprimerie spéciale des éditions de saint-germain des prés, 1973, p.35
Le Monde Diplomatique, août 1966, p. 20 et s. https://www.monde-diplomatique.fr/1966/08/BEDIR_KHAN/27415
Jean Pradier, Les Kurdes, révolution silencieuse, Bordeaux, documents frères du monde, Ducros, 1968
Çetin Altan, Büyük gözaltı, Ankara, Bilgi Yayınevi, 1972. Le roman a été traduit en français sous le titre Etroite surveillance, traduit du turc par Turan Gökaltay, Paris, Flammarion, Lettres étrangères, 1975
Esprit, n°5, mai 1975, p. 861-863
Emir Kamuran Bedir-Khan, Le calvaire du Kurdistan, vers français d’un poète kurde, Paris, p. 28 (sans date)