Concernant les Kurdes de Turquie d’hier à aujourd’hui
Période de l’empire ottoman
La langue n’a jamais été un problème du fait que c’était pré- cisément un empire, qui n’avait pas de langue officielle. Le turc était dominé par l’arabe et le persan. Parallèlement à la langue turque, La Gazette Officielle paraissait aussi en arabe, en persan, en arménien, en grec et en français.
1876
Notons que ces articles signalaient le début du passage d’un empire multiethnique et multiconfessionnel à un Etat-nation qui ne permet aucune identité différente de celle du groupe ethno-religieux dominant.
1898-1922
Le journal Kurdistan a été édité en kurmanji au Caire en 1898 par Bedir Khan Bey, l’un des fils du plus grand mir kurde. Ce fut le début du mouvement intellectuel kurde.
1908-1919
Cette période qui intervient après la deuxième Constitution, a connu une explosion de publications kurdes : un diction- naire, huit journaux et cinq magazines ont été publiés à Istanbul et à Diyarbakır.
1913
Avec l’avènement de la dictature Jeune Turque, l’existence d’une identité et d’une langue kurdes commence à être déniée par de pseudo-publications scientifiques turques.
1919-1922
Pendant la guerre d’indépendance turque (1919-22), les Kurdes se sont ralliés à Ankara. Mustafa Kemal promet aux Kurdes que le nouvel Etat respectera tous les droits, privilè- ges et spécificités raciaux, sociaux, et régionaux des Kurdes et qu’ils seront autonomes. Comme toutes les provinces seront autonomes (l’article 11 de la Constitution de 1921), les Kurdes pourront s’autogérer librement.
1923
L’alinéa 4 de l’article 39 du Traité de Lausanne, intitulé « Protection des minorités » stipule qu’« Il ne sera édicté aucune restriction contre le libre usage par tout ressortissant turc d’une langue quelconque, soit dans les relations privées ou de com- merce, soit en matière de religion, de presse ou de publication de toute nature, soit dans les réunions publiques ».
L’article autorise l’usage oral et écrit du kurde dans tous les domaines, à l’exception des bureaux officiels. La nature géné- rique des termes utilisés étend cet usage aux médias audiovi- suels. L’Etat turc a toujours ignoré les droits reconnus dans cet alinéa.
L’alinéa 5 de l’article 39 énonce par ailleurs que « Nonobstant l'existence de la langue officielle, des facilités appropriées seront données aux ressortissants turcs de langue autre que le turc, pour l'usage oral de leur langue devant les tribu- naux. »
1924
La Constitution de 1924 définit le turc comme la langue offi- cielle du nouvel Etat (l’article 2), et énonce tout une série de restrictions et interdictions d’usage écrit et oral de la langue kurde.
Le code relatif à l’unification de l’éducation (Tevhid-i Tedrisat Kanunu) du 03.03.1924 place toutes les écoles sous l’autorité du ministère de l’Education nationale. Par conséquent, les medressas, principaux véhicules de l’enseignement du kurde en Anatolie, sont fermées.
1925
Le plan de réforme de l’est (Şart Islahat Planı) du 24.09.1925 interdit l’usage du kurde sous peine d’amende (l’article 14).
1930
La circulaire sur la turquisation (Türkleştirme Genelgesi) de 1930 systématise l’assimilation à travers l’enseignement du turc. La circulaire incite notamment des femmes turques à se marier avec des paysans kurdes et le « placement » des fem- mes kurdes dans les familles turques.
1932
Lancement d’une campagne intitulée « Citoyen, parle turc ! » : Une amende de 5 piastres est infligée aux paysans pour avoir parlé en kurde lors de la vente de leurs produits sur les mar- chés.
Le journal Son Posta, datée du 23.09.1932, affiche dans sa Une qu’«aucune autre langue que le turc ne sera parlée»
1934
La théorie de « Soleil Langue (Güneş Dil Teorisi) » énonce que
« Le turc est à l’origine de toutes les langues ».
L’article 8 du Code relatif aux patronymes (21.06.1934) inter- dit « d’adopter des noms faisant allusion aux tribus ». L’objectif est d’éviter que des patronymes issus de noms de tribus ou de lignées réfèrent à une origine kurde.
Les noms kurdes, arméniens, grecs, etc. de 12 211 villages (un tiers du total), de 4 000 bourgs, et de 4 000 lieux géogra- phiques ont été turquifiés.
1938
Lors d’un procès à la suite de la pacification de la région de Dersim en 1938, les paysans condamnés à la peine capitale mani- festent leur joie car ils ne parlaient pas le turc et ne détectaient pas le mot « idam » (pendaison) rédigé autrement dans la sentence.
1960-1971
La politique assimilationniste se poursuit et s’accentue notamment par l’établissement des internats régionaux pour garçons kurdes, la compilation en Anatolie des chants folklo- riques kurdes et leur diffusion en turc sur la chaine TRT. L’usage du kurde dans les plaidoiries dans les tribunaux et au parloir est interdit.
Mais une deuxième renaissance culturelle kurde émerge grâce à la Constitution libérale de 1961.
Lors de leur procès, les membres du DDKO (Foyers Culturels Révolutionnaires de l’Est) ont donné une leçon de linguis- tique de 27 pages, démontrant que « Le kurde n’est pas une langue ‘pauvre’, c’est le turc qui l’est ». Ils ont tout simple- ment analysé les mots qui se trouvaient dans l’en-tête d’une circulaire qui leur était envoyée par la direction de la prison militaire :
« Türkiye Cumhuriyeti Diyarbakır - Siirt İlleri Sıkıyönetim Komutanlığı Askerî Mahkemesi - Askerî Savcılığı. Diyarbakır Evrak no., Esas no., Karar no.»
[République de Turquie, Le tribunal militaire du Commandement de la loi martiale des provinces Diyarbakir-Siirt, No. du document, no. du procès, no. de la sentence.]
Les membres du DDKO ont déclaré que, parmi ces dix-huit mots, quatre étaient d’origine turque, huit d’origine arabe, un d’origine persane, un d’origine kurde et quatre d’origine française.
Une profusion d’innombrables publications kurdes voit le jour.
1982
Le coup d’Etat de 1980 amplifie l’assimilation et le déni de l’i- dentité kurde.
Sur les murs des prisons militaires, figure l’inscription : « Parle turc, parle beaucoup ».
La Constitution de 1982 énonce :
- « La langue de l’Etat turc est le turc. » (Article 3/1).
- « Aucune langue interdite par la loi ne peut être utilisée pour la déclaration et la propagation des pensées » (l’article 26).
- « Il est interdit de publier dans une langue interdite par la loi.
- » (Article 28).
- « Dans les institutions d’éducation, aucune langue autre que le turc ne peut être enseignée aux citoyens turcs comme lan- gue maternelle » (Article 42).
- « Toute personne attachée à l’Etat turc par un lien de citoyen- neté est turque. » (Article 66/1)
1983
La loi n° 2932 relative aux publications en d'autres langues que le turc (22-10-1983 J.O. n°18199) énonce :
Article 1 : Cette loi réglemente les procédures et dispositions relatives à l'expression et à la diffusion des opinions dans les langues interdites afin de protéger l'intégrité indivisible de la patrie et la nation de l'État, la sécurité de la république, de la nation et de l'ordre public.
- Langues non autorisées dans l'expression et la diffusion des opinions.
Article 2 : Il est interdit d'exprimer, de diffuser et de publier des opinions dans toute autre langue que les premières lan- gues des États reconnus par l'État turc. Sont préservées les dispositions des traités internationaux ratifiés par l'État turc et les dispositions de la législation relative aux publications de centres et d'instituts d'éducation, d'enseignement et de recherche scientifique.
- La langue maternelle des citoyens turcs.
Article 3 : La langue maternelle des citoyens turcs est le turc. Il est interdit :
- d'utiliser comme langue maternelle d'autres langues que le turc et de se livrer à toute activité visant à la diffusion de ces langues ;
- de porter dans les réunions et les manifestations, des affi- ches, des pancartes, des calicots, des écriteaux et similaires rédigés dans une autre langue que le turc, même dans les lan- gues non interdites par cette loi, à moins d'une autorisation de l'autorité suprême de la localité, d'utiliser des disques, des enregistrements sonores, films et autres moyens et supports d'expression et de diffusion dans ces langues ».
L’article 2 de la loi n° 2932 relative aux publications en d'au- tres langues que le turc vise implicitement le kurde. En effet, les Accords d’autonomie culturelle, signés le 11 mars 1971, entre les Kurdes irakiens et le gouvernement irakien avaient permis l'avènement du kurde, du statut de langue minorée à celui de langue seconde de l'État irakien.
Le Code relatif aux partis politiques [Arts. 43/3 et 81], le Code électoral [Art. 58], le Code relatif aux associations [Art. 5], et le Code relatif à l’état civil [Art. 16] interdisent égale- ment de parler, publier, enseigner en kurde et de donner des noms kurdes aux enfants.
L’article 81 de la loi n°2820 fixant le statut des partis poli- tiques adoptée en 1983 stipule que les partis politiques :
- ne peuvent affirmer qu'il existe sur le territoire de la répu- blique de Turquie des minorités fondées sur une différen- ce nationale ou religieuse, culturelle ou confessionnelle, raciale ou linguistique ;
- ne peuvent avoir pour objectif de mener des activités visant à saper l'unité nationale en créant des minorités sur le territoire de la république de Turquie par la protection, le développement et la diffusion d'une langue et d'une culture autres que la langue et la culture turques ;
- ne peuvent utiliser une langue autre que le turc dans la rédaction et la publication de leurs statuts et leur pro- gramme, dans leurs congrès, réunions, meetings et dans leur propagande [...].
2001-2004
Assouplissement de la répression linguistique et levée de cer- tains interdits sur l’usage de la langue kurde dans les paquets de réforme présentés lors des négociations de l’entrée de la Turquie à l’Union européenne.
La loi de 2002 relative à l’enseignement et à l’apprentissage des langues étrangères, et à l’apprentissage des différentes langues et dialectes des citoyens turcs rend possible l’ensei- gnement du kurde dans les établissements privés. L’interdiction de donner des prénoms kurdes a été levée et des émissions audiovisuelles en kurde ont été autorisées, avec notamment la création de la chaine TRT 6.
Période post-tentative du coup d’etat de juillet 2016
La tentative du coup d’Etat de juillet 2016 s’est traduite par le retour de la répression linguistique et culturelle : interdiction de publier, de diffuser et d’enseigner en kurde ; fermeture par décret-loi de plus de 140 agences d’information, TVs, radios, journaux, magazines, maisons d’édition et de distri- bution ; arrestation de 25 ouvriers d’imprimerie ; fermeture des écoles et institutions d’enseignement du kurde (Kurdi- Der, Kürt-Der, Zarokistan, Institut Kurde d’Istanbul..) ; arrêt, à la demande du gouvernement turc, de transmission des émissions des chaines Med Nuçe TV, Newroz TV, Zarok TV à partir des satellites Turksat et Eutelsat ; interdiction de parler kurde au sein des établissements scolaires, dans les parloirs des prisons, sur les chantiers de construction des villes turques, saisie des livres sur les Kurdes et le Kurdistan, démontage des panneaux plurilingues de signalisation rou- tière, etc..