[Article] le 28 Fév 2023 par

Les « bons sauvages » au service de l’Empire : les Kurdes dans l’imaginaire russe à l’époque de la Première Guerre mondiale, 1914-1917

Tout en étant une constante géopolitique depuis le début du XIXe siècle, l’intérêt russe pour les Kurdes ne s’est jamais concrétisé en une doctrine politique ou un arrangement institutionnel. Cet article interroge les raisons de l’échec de la politique russe vis-à-vis des Kurdes à travers le prisme des subjectivités impériales impliquées dans l’instrumentalisation des populations kurdes durant la Grande Guerre. En nous penchant sur les différences institutionnelles et les changements des conjectures stratégiques, nous allons mettre en exergue leur impact sur la formulation de la question kurde. Il s’agit notamment de la présentation des Kurdes comme une « nation martiale » ; du discours du « danger existentiel » sur l’influence régionale arménienne ; de la vision classique orientaliste des périphéries tribales. Tandis que les deux premiers discours étaient fortement impactés par les subjectivités impériales de l’administration tsariste, la thèse orientaliste servait généralement de lien discursif dans la communication interinstitutionnelle. L’article conclut que ce furent l’hétérogénéité institutionnelle des avocats du rapprochement russo-kurde ainsi que leur imaginaire orientaliste qui empêchèrent les autorités tsaristes d’exploiter efficacement la naissante conscience nationale kurde.

L’intérêt de l’Empire russe pour la question kurde, quoique mal-défini changeant et obéissant aux variables de la politique extérieure de l’empire, restait une constante indéniable des projets d’expansion russes. Depuis le début du dix-neuvième siècle, marqué par l’expansion massive russe vers le sud qui a suscité une série de guerres avec l’Iran Qajar et avec l’Empire ottoman, les contacts entre militaires et responsables administratifs russes et les Kurdes deviennent de plus en plus intenses. Pris entre le marteau des desseins ambitieux d’expansion et l’enclume de la politique prudente visant à la sécurisation des frontières, le gouvernement russe commence à chercher un appui politique chez les Kurdes, et par conséquent à les mobiliser déjà pendant la guerre de Crimée, entre 1853 et 1856. La Grande Guerre marque l’apogée du rapprochement russo-kurde, entraînant les populations locales dans un tourbillon de violences à la sortie duquel de nouveaux nationalismes kurdes et arméniens s’installent parmi les forces politiques importantes. Cependant, les relations entre les Russes et les Kurdes se dégradent à une vitesse fulgurante au cours du conflit mondial et l’Empire tsariste sort de la guerre sans aucun appui populaire dans la région frontalière irano-ottomane. La contradiction profonde entre les ambitions historiques russes dans les territoires kurdes et l’inconsistance de la politique russe vis-à-vis des Kurdes durant la Grande Guerre est au cœur de cette étude.

Vue la négligence des stratèges russes vis-à-vis des possibilités d’une large alliance russo-kurde, nous proposons ici de mettre en perspective les contradictions de la ligne stratégique russe et les leitmotivs de la kurdologie tsariste qui nourrissaient scepticisme académique et politique russe vis-à-vis du potentiel kurde. Afin de pouvoir évaluer les interdépendances stratégiques et discursives, nous nous appuierons sur le modèle « savoir-pouvoir » (Foucault 1975), mais qui a considérablement évolué depuis quelques décennies. La littérature théorique abondante démontre que la conception linéaire de la relation entre le « savoir » et le « pouvoir », où le « pouvoir » conçoit sa politique en accord avec le « savoir » objectif, ne permet pas de décrire le processus de la communication et de l’adaptation qui sont essentiels pour la prise de décisions politiques. Ainsi, nous nous référons ici au « savoir » sélectif qui joue un rôle légitimateur ainsi qu’à la notion du discours pluriel et opportuniste, dans les termes d’Harry Jones (Jones 2009). Les subjectivités et les tendances opportunistes contribuent à la naissance d’un nouveau discours, un nouveau langage hybride, comme le démontre Salih Akin dans son étude des discours en situation de guerre (Akin 2016). La juxtaposition de l’effet de guerre avec les subjectivités (agencies) impliquées dans la prise de décision politique (Adler-Nissen 2016 : 92-103) conduit à l’émergence des discours parallèles ou rivaux qui sont produits et instrumentalisés par les différents acteurs en fonction de leurs intérêts et des conjectures de guerre.

Dans notre analyse des contradictions de la politique kurde de la Russie tsariste, nous partons de trois discours interconnectés sur les Kurdes qui s’inscrivent dans la matrice de la polyglossie impériale russe (Gerasimov et al. 2009 : 20) : les Kurdes comme une « nation (race) martiale » – le concept qui émerge avec l’affirmation des nations impériales russe et britannique (Streets 2004 ; Rand, Wagner 2012 : 232-54)  ; les Kurdes comme victimes de la hausse de l’influence arménienne dans le contexte de la politisation de la question arménienne en Empire russe comme en Empire ottoman (Suny 2015 ; Önol 2017) ; les Kurdes comme l’incarnation de l’Autre oriental, exclu du champ de la « civilisation » et de la « modernité » (Jersild 2002). Déjà présents dans les textes produits par les kurdologues tsaristes, ces trois discours contribuèrent à la hausse des tensions régionales à travers leur récupération sélective par les acteurs et institutions opportunistes. Ainsi, malgré de nombreux chevauchements, ces trois discours constituaient une base théorique très hétérogène de la kurdologie russe dont la pluralité d’approches renforçait les divergences institutionnelles.

L’historiographie de la question kurde n’a jamais posé la question de l’échec russe à l’époque tardive de l’Empire ce qui n’est pas étonnant vu le manque de sources sur le sujet et leur accès difficile. Les premières esquisses de la politique russe chez les Kurdes réalisées par Lazarev (Lazarev 1972) ont été reprises par Ahmad dans son étude sur les Kurdes dans la Première Guerre mondiale (Ahmad 1994), mais le caractère synthétique de ces premiers ouvrages ne permettait pas de développer pleinement la problématique de l’interférence russe qui a été réifiée récemment sous forme de récits biographiques (Bruinessen 2006 ; Reynolds 2011 ; Atmaca 2017) ou intégrée dans le vaste corps d’études sur l’impérialisme (Reynolds 2011 ; McMeekin 2011). Il faut surtout souligner l’apport incontestable de Reynolds aux études de la politique régionale russe. Cependant, l’accent sur l’instrumentalisation des populations frontalières par les puissances impériales favorisait la perception statique des empires, ce qui ne reflétait pas la diversité structurelle de la présence russe dans la région. Cette défaillance a été remarquée par Holquist qui a pu démontrer la multitude d’enjeux et de contraintes imposées aux différentes instances d’autorités russes lors des hostilités sur le front caucasien (Holquist 2011, 2013, 2015). Centrés autour de l’anatomie de la machine de guerre russe, les travaux de Holquist n’évoquent pas les contradictions discursives qui accompagnent les choix stratégiques russes. En effet, la transformation de la « question kurde » en la question « kurdo-arménienne » pendant la Grande Guerre (Bozarslan 1995) était au cœur des préoccupations intellectuelles des stratèges russes. Mais l’absence pratique de l’historiographie des relations kurdo-arméniennes limite l’étude de cette transformation au cadre discursif défini par l’historiographie du génocide arménien. Enfin, en ce qui concerne la kurdologie tsariste, elle n’a jamais fait l’objet d’une étude détaillée qui la placerait dans un contexte de tensions régionales.

Dans ce travail nous nous appuyons principalement sur les trois travaux en kurdologie rédigés à la veille et durant les hostilités entre la Russie et l’Empire ottoman : « De la vie des Kurdes » de Vladimir Gordlevskij (Gordlevskij 1914), « Une note courte sur l’organisation des Kurdes et les besoins des Kurdes russes » de Konstantin Smirnov et « Les Kurdes ». Remarques et impressions » de Vladimir Minorskij (Minorskij 1915). Nous citons également les mémoires de l’orientaliste Basile Nikitine (Nikitine 1941), dans lesquels il revient sur ses impressions durant la Grande Guerre. Les fonds d’archives que nous avons utilisés contextualisant la production académique susmentionnée relèvent principalement de l’Archive de la politique extérieure de l’Empire russe (AVPRI). Bien que les fonds de l’AVPRI contiennent la totalité de la correspondance diplomatique russe, leur accès difficile nous a incité à consulter d’autres archives dont les collections se juxtaposent avec celles de l’AVPRI : notamment, l’Archive nationale de la Géorgie (SSTsA). Le Centre national géorgien de manuscrits (SKheTs) et l’Institut de manuscrits orientaux (IVR) préservent respectivement les fonds personnels d’Andrej Smirnov et de Vladimir Minorskij. L’Archive d’État de Russie de l’histoire militaire (RGVIA) et les archives françaises contiennent aussi une riche documentation sur la période en question.  Malgré le fait qu’il y ait toujours beaucoup de lacunes dans notre connaissance de l’histoire kurde, ces sources permettent de cerner le processus de négociation entre les agents impériaux et les acteurs locaux, qui définissait et redéfinissait constamment l’identité kurde.

La « cosaquisation » des populations kurdes comme un atout stratégique

Au début du XXe siècle, les tensions croissantes avec l’Empire ottoman étant de plus en plus souvent une source d’inquiétude chez les stratèges tsaristes, l’idée de la « nation martiale » kurde constituait l’un des leitmotivs de la production académique russe en kurdologie. Originaire de la littérature orientaliste européenne et du discours des élites ottomanes, ce concept également reflétait, chez les kurdologues tsaristes, les expériences russes de la mobilisation de la cavalerie kurde durant les guerres du XIXe siècle (Aver’janov 1900). En même temps, la perception des tensions régionales par les autorités russes contribuait à l’image quelque peu militarisée des Kurdes. En 1908, le chef de l’état-major général Palicyn approuva le projet de l’envoi d’une cavalerie spéciale chez les Kurdes afin de les recruter en prévision de la guerre contre l’Empire ottoman (Marshall 2006 : 126-7). Les présumées qualités martiales des Kurdes ayant reçu une attention particulière à Saint-Pétersbourg, en 1912 le ministre des Affaires étrangères russes Sergej Sazonov s’adressa au personnel consulaire en Iran et dans l’Empire ottoman afin d’amorcer l’étude des possibilités de l’unification kurde (Reynolds 2011 : 332). Ainsi, l’idée de la « nation martiale » créait la possibilité d’une autonomie nationale qui pourrait servir les intérêts stratégiques russes.

Bien que l’apparition du concept de la « nation martiale » kurde dans la documentation tsariste puisse être attribuée aux influences étrangères, les premiers fruits de réflexion sur la possibilité d’un Kurdistan autonome reflétaient surtout les besoins sécuritaires de l’Empire. En 1914 Konstantin Smirnov, l’officier et agent russe en Iran, soumit au ministère son projet intitulé « Sur la gouvernance des Kurdes et leurs besoins », dans lequel il proposait la formation d’un duché kurde semi-indépendant sur le modèle indien, gouverné par un émir qui devait « agir absolument en accord avec les instructions du représentant russe envoyé chez lui » sur le modèle britannique appliqué dans les régions tribales en Inde. Smirnov avait une formation typique de vostočnik : il suivit des cours de langues orientales pour les officiers (1900-3) et après fut transféré au quartier général de l’armée du Caucase. Ainsi, son travail répondait surtout aux besoins sécuritaires impériaux et aux intérêts institutionnels du secteur militaire. En se référant aux Kurdes comme à un « bon matériel pour l’armée », Smirnov remarquait l’importance du culte de la prouesse militaire chez les Kurdes :

« La conscription militaire contribuerait considérablement à la civilisation kurde. De l’autre côté, il est assez étrange que nous n’utilisons pas pour notre armée un si bon matériel que les Kurdes. Il est erroné de croire que les Kurdes sont des guerriers innés. Vu les conditions de vie actuelles, beaucoup entre eux n’ont jamais tenu un fusil dans leurs mains et n’ont jamais monté sur un bon cheval. Or, en tant que matériel, ils sont très bons, car dans la plupart des cas ils sont endurants, en bonne santé (qui n’est pas compromise par l’alcool ou l’opium), ils se contentent de peu, ils respectent l’autorité de leurs ainés, les agalar (d’une manière assez spécifique, mais disciplinée) et ils aiment tous le service militaire, en se prenant pour un peuple

La modernisation de la communauté kurde sur le modèle des Cosaques – par le service militaire – était aux yeux de Smirnov le meilleur scénario de l’intégration des Kurdes dans l’ Empire russe. L’idée de la cosaquisation des Kurdes n’était pas nouvelle : Abdül Hamid II déclara lui-même lors de la création des régiments kurdes de Hamidie en 1891 que cette cavalerie tribale était inspirée par l’exemple des cosaques russes (Klein 2011 : 43). Or, Smirnov ne se limitait pas à relayer les discours britannique et ottoman sur les Kurdes, mais il évoquait également l’expérience impériale dans le Caucase qui façonna l’approche de beaucoup d’orientalistes russes vis-à-vis de la modernisation des populations semi-nomades (Bruish, Gestwa : 2016). Le mode de vie nomade ainsi que l’inaptitude prétendue des Kurdes (du Caucase en premier lieu) à la pratique de l’agriculture étaient approchés par Smirnov comme parcelles d’une riche culture kurde qui devait être préservée et adaptée au contexte impérial. En conclusion de son rapport, Smirnov proposait de « russifier » les chefs kurdes (sur l’exemple de la noblesse géorgienne) en encourageant leurs enfants à poursuivre leurs études à Moscou et à Saint-Pétersbourg, en leur conférant le statut impérial de noblesse et en séparant leurs domaines du reste des territoires kurdes.

Les mêmes idées étaient articulées dans les écrits de Vladimir Minorskij, employé du consulat russe en Iran qui devint plus tard une figure emblématique des études kurdes au XXe siècle. Tout comme Smirnov, Minorskij évoquait les aspects écologiques de la culture kurde qu’il jugeait nécessaire de préserver : « La vivacité de l’intelligence kurde se manifeste également dans leur amour pour leur habitat naturel ». L’approche de Minorskij faisait également écho aux emprunts éclectiques de Smirnov sur le sujet des qualités martiales des Kurdes (Minorskij 1915 : 219-21) :

« Soane a raison de remarquer que “le danger permanent poussa les Kurdes à développer leur prudence, leur courage, leur habileté extrême et leur extraordinaires capacités d’observation” (Soane 1912) ... Leurs leaders pensent que les gens de leur rang ne doivent se livrer qu’à des exercices militaires, c’est pourquoi on peut souvent voir des jeunes gens tirer autour de deux cents cartouches par jour ... »

Outre les tendances académiques et le rattachement institutionnel des kurdologues tsaristes, ce furent leurs relations complexes avec les chefs kurdes qui favorisèrent le discours sur la « nation martiale ». Nourris par la production savante, les projets de la « cosaquisation » des Kurdes étaient inspirés par les ouvertures de la communauté kurde à l’Empire russe à l’aube de la Grande Guerre. La réalisation de ces projets dépendait largement des nobles kurdes qui aspiraient à plus d’autonomie vis-à-vis de l’administration irano-ottomane et arboraient même des ambitions progressistes. Les représentants de la dynastie des Bedirhan de Bohtan s’avérèrent comme les chefs de file de l’unification kurde menée sous la houlette russe (Melmîisanij 2009 ; Henning 2018) ; l’influence historique des Bedirhan allant jusqu’à Salmas er Ourmia en Iran. Abdürrezzak Bedirhan, le pionnier des associations culturelles kurdes et le fondateur de l’école kurde à Khoy, bénéficiait d’une bourse russe et se rendait régulièrement dans le Caucase, souvent chassé par les forces de l’Empire ottoman. Kamil bey Bedirhan, le parent d’Abdürrezzak, également impliqué dans les échanges russo-kurdes, était à la tête de la révolte échouée de Bitlis en 1914, d’où il s’échappa vers la Mésopotamie avant de contacter les agents russes. Grâce à la médiation des Bedirhan, les Russes purent entrer en contact avec Shaykh de Barzan (Olson 1989 : 60-1) qui jouissait d’une réputation exceptionnelle pour avoir accepté d’accueillir des minorités chrétiennes dans son domaine de Soleïmanié (Wigram, Wigram 1914 : 154).

L’intensification d’échanges russo-kurdes de ce type devint possible avec la mobilité accrue des leaders kurdes et avec le renforcement des positions russes au nord de l’Iran. Le rôle des conjectures iraniennes était d’autant plus important, vu que Minorskij et Smirnov exerçaient tous les deux le service diplomatique en Iran (même si Smirnov avait plutôt un statut militaire). L’homme de confiance des Russes en Iran était Simko, chef de la branche Abdoi de la tribu Shikak. Les Russes exerçaient assez de pouvoir pour inciter les gouverneurs locaux  à poursuivre en justice les agents gouvernementaux venus de Téhéran pour mettre fin au brigandage de Simko (Chūpānī 2015 ; Hawar 2016 ; Soleimani 2017). Le soutien russe, qui s’intensifia après le voyage de Simko au Caucase en 1912, rendit possible la coopération entre celui-ci et Abdürrezzak Bedirhan en 1913 à la fondation de l’école kurde à Khoy où l’apprentissage de la langue russe était obligatoire.  Un autre leader kurde, Seyyed Taha de Nehri, demanda la protection russe lors de son séjour en Iran en 1913 (Lazarev 1972 : 157). L’hégémonie russe au Nord de l’Iran facilitait le rapprochement russe avec les chefs kurdes dans la zone frontalière et renforçaient les convictions des vostočniki tsaristes, les qualités martiales des Kurdes devaient être mises au profit des intérêts russes.

La présence russe considérablement moins forte au sud du Kurdistan d’Iran favorisait, à son tour, le discours académique sur le manque de cohésion parmi les différentes communautés kurdes. Au Sud du lac Ourmia, les militaires russes cherchaient surtout à entretenir un foyer tribal incontrôlable qui discréditerait la gendarmerie – la seule force armée iranienne indépendante. En même temps, le gouvernement russe recherchait un contact avec les chefs kurdes locaux (notamment des tribus Kelhor and Sanjabi) par l’intermédiaire de la brigade cosaque locale menée par le capitaine Zaharčenko. En outre, Saint-Pétersbourg assuma sa médiation dans les négociations entre Sālār al-Dawlah, le prince rebelle Qajar (Floor 2018), et Téhéran. Sālār al-Dawlah était influent dans la province iranienne du Kurdistan grâce à ses liens familiaux, son passé de gouverneur et surtout ses campagnes de pillages. En 1913, l’instructeur du régiment kurde de la brigade cosaque Zaharčenko accorda au prince Sālār al-Dawlah la protection de la légation russe (Žigalina 2008: 127-8), mais Sālār al-Dawlah finit par rejoindre le camp ennemi pendant la Grande Guerre. Zaharčenko garda contact avec le prince et continua ses activités de rapprochement avec les Kurdes, mais ces échanges épisodiques et contacts indirects étaient incompatibles avec la domination absolue des institutions tsaristes dans les territoires kurdes en Azerbaïdjan. Minorskij, qui avait fait son service diplomatique au consulat de Tabriz et avait parcouru la province du Kurdistan afin de satisfaire son intérêt académique, remarquait que (Minorskij 1915 : 217)

« La fragmentation géographique et politique, la migration régulière selon les trajectoires bien définies, la vie dans les conditions d’une organisation tribale ne pouvaient pas permettre aux Kurdes qui vivent rarement dans des villages ou des villes de développer le sentiment social ».

Outre le facteur géographique, le facteur temporel s’avéra être crucial pour l’affirmation de l’image des Kurdes comme une « nation martiale ». Durant la Grande Guerre, les investissements russes dans les milices kurdes atteignirent un niveau inédit (Pobedonosceva Kaja 2018). En octobre 1914, une marche des Kurdes chiites sur Kerbela fut suggérée pour contrer la propagande panislamiste des Ottomans et la puissance de leur appel religieux (cette initiative fut délaissée par l’état-major russe). Simko, chargé par le gouvernement iranien de la défense de Qotur (Golnazarian-Nichanian 2002 : 169), et Kamil bey Bedirhan devinrent les deux piliers pour la transmission des fonds et la diffusion de la propagande prorusse dans la région. Les émissaires russes menaient des négociations avec Seyyed Taha et Shaykh Barzanji qui avait été approché par le général Baratov à plusieurs reprises afin de monter une révolte kurde à Mossoul. Baratov entretenait également les chefs kurdes d’orientation prorusse qui avaient dû quitter leurs fiefs à cause de l’avancée ottomane (Žigalina 2008 : 163). En 1915 une mission spéciale menée par le comte Šahovskoj, l’ancien consul russe à Damas, assisté par l’expert Gadžemukov, fut envoyée en Anatolie afin d’attirer les sympathies des Kurdes. Finalement, ‘Ali Khan, fils du chef kurde Sardār Qulī Khān résidant au Caucase, organisa une brigade musulmane grâce à la subvention russe pendant l’occupation du khanat de Makou par les Russes. Les besoins stratégiques d’un empire en guerre permettaient aux vostočniki de faire valoriser leur service ainsi que leur recherche sur les Kurdes auprès des autorités tsaristes du plus haut niveau.

Le bilan de la mobilisation russe chez les Kurdes était entre-temps peu rassurant. Les autorités russes furent confrontées à la défection massive des milices kurdes au cours des hostilités. La courte offensive ottomane de l’hiver 1914 au printemps 1915 à l’ouest de l’Iran (Rais-Nia 2002 : 305) aboutit à une baisse du prestige russe chez les Kurdes et à la défection massive des tribus auparavant considérées comme loyales. L’intérêt matériel était encore une raison du comportement déloyal des Kurdes : l’occupation de Tabriz en janvier 1915 fut effectuée par une force de seulement 700 soldats ottomans et 4 000 Kurdes, qui menaient devant eux des ânes chargés de biens pillés (Golnazarian-Nichanian 2002 : 133). La défection de Simko à la fin de l’année 1915 fut cependant un choc pour les Russes. De plus en plus suspicieux vis-à-vis de leurs « clients » kurdes, les Russes arrêtèrent Abdürrezzak Bedirhan en 1915 (Reynolds 2011 : 448). L’union de 27 tribus kurdes de Kermanshah, établie sous les auspices russes en juillet 1917, se dissipa presque immédiatement après sa formation (Žigalina 2008 : 193).

Le danger d’une alliance précipitée était évoqué, de manière plutôt subtile, dans le texte de Smirnov, qui regrettait le manque d’outils institutionnels pour créer une base du soutien populaire chez les Kurdes :

« Ce n’est pas normal qu’on commence à penser aux Kurdes uniquement quand nos relations avec la Turquie se dégradent et dégénèrent en guerre. Lorsque la guerre est finie, on les oublie [les Kurdes], et tous les rapports sur les Kurdes sont relégués aux archives historiques ».

Cependant, ce type de réflexion restait en marge du discours dominant sur la prouesse militaire des Kurdes, dont la résonance s’expliquait aussi par la conjecture régionale plutôt défavorable au renforcement de la présence militaire russe. La mise en avant des qualités martiales kurdes permettait aux diverses instances et responsables tsaristes ainsi qu’à leurs « clients » de relativiser la faiblesse de l’armée du Caucase et de justifier leurs acquis matériels ou symboliques. Les acteurs clés qui portaient le projet de la mobilisation des Kurdes sur le modèle cosaque commencèrent à manifester leurs intérêts privés assez tôt : les fonctionnaires tsaristes se mirent à dénoncer la mission de Šahovskoj qui contournait les instances diplomatiques lors de ses échanges avec les Kurdes ; le chef kurde Simko entra en négociation avec le gouvernement russe pour s’assurer un poste de gouverneur en Iran en échange de sa coopération militaire. En résultat, le discours circonstancié sur la « nation martiale » kurde au service de l’Empire russe ne déboucha pas sur un projet de mobilisation bien coordonné et soudé par une idée commune. Tandis que les vostočniki russes s’appuyaient souvent sur leurs expériences personnelles à la frontière irano-ottomane, les architectes de l’alliance militaire russo-kurde représentaient souvent des intérêts divergents.

Les Kurdes comme un contrepoids à l’influence grandissante arménienne

La transformation de la « question kurde » en question « kurdo-arménienne » dans l’imaginaire politique russe était, dès la deuxième moitié du XIXe siècle, enracinée dans les tensions déjà existantes autour de la politisation de la communauté arménienne (Dadrian 2008 : 72-105). Outre la russification problématique des Arméniens du Caucase, les circulations transfrontalières entre l’Anatolie et l’Azerbaïdjan qui s’étaient intensifiées suite aux répressions hamidiennes des années 1890, constituaient une source permanente d’inquiétude à Tiflis et à Saint-Pétersbourg. Après la mobilisation ottomane en 1914, certains Arméniens ottomans se précipitèrent vers la frontière orientale pour demander la citoyenneté iranienne, tandis que quelques dachnaks commencèrent à amener des groupes armés du Caucase en Iran pour protéger la population chrétienne des razzias des Kurdes. Tout en continuant la persécution des révolutionnaires arméniens sur le territoire iranien, l’Empire russe réussit à gagner la confiance des dachnaks vers 1913 et se positionna à l’international comme la puissance protectrice des minorités chrétiennes. Dans le sillage de cette politique de patronage des chrétiens, les Russes poussèrent, en 1914, Simko à se charger de la protection des Arméniens de la plaine de Salmas (Golnazarian-Nichanian 2002 : 98, 168).

Pourtant, le rôle d’arbitre que les Russes assumèrent au cours des hostilités entre les Kurdes et les Arméniens était compliqué par l’ambiguïté de la position kurde sur les droits territoriaux des Arméniens. Vers 1914 les orientalistes russes, pour la plupart, décrivaient le problème de l’animosité kurdo-arménienne du point de vue de la hausse de l’influence arménienne dans l’Empire ottoman et dans la région en général. Le turcologue Vladimir Gordlevskii, qui pour la première fois séjourna en Turquie pendant la période révolutionnaire entre 1904 et 1908, adopta une perspective étatiste « jeune-turc » sur la question kurdo-arménienne (Gordlevskij 1914) :

« Au fur et à mesure les Arméniens commencèrent à jouer un rôle dominant dans la vie du pays, tandis que leurs maîtres – les Kurdes et les Turcs – se trouvèrent soudainement sous le joug de leurs vassaux d’hier. C’est ainsi qu’une nouvelle source de malentendus et d’hostilité entre les Arméniens et les Kurdes émergea sur la base économique ».

De même, Vladimir Minorskij, à ce moment rattaché à la légation russe à Téhéran, remarquait en 1915 que les Kurdes refusaient catégoriquement d’« obéir aux ordres des Arméniens ». Certes, les observations de Minorskij étaient documentées par son travail de terrain – on retrouve pratiquement la même formulation chez Shaykh ‘Ubaydullāh, le chef de la révolte kurde de 1880. Or, dans son autre texte dédié au problème kurdo-arménien datant de 1915, Minorskij ne cachait pas la primauté des considérations stratégiques dans la perception des conflits interethniques à la frontière caucasienne. Dans son dossier l’« Arménie », Minorskij déclarait que l’intérêt de la Russie pour l’Est de l’Empire ottoman  avait été suscité par les répressions violentes de l’État turc envers les Arméniens et maintenant, au cours de la Grande Guerre, l’Anatolie était en « train de se transformer en enjeu de la politique extérieure ». Les données démographiques citées par Minorskij laissaient croire que les Kurdes étaient majoritaires dans les vilayets arméniens de l’Empire ottoman ce qui rendait le projet d’une Arménie autonome du moins difficilement réalisable. Bien décrits comme « non-civilisés », les Kurdes étaient présentés par Minorskij comme un peuple « prometteur » en termes d’éducation tandis que les Arméniens étaient accablés de soupçons d’irrédentisme par l’auteur. L’instrumentalisation des populations kurdes devait, selon Minorskij, servir de contrepoids face à l’influence grandissante arménienne, qui était redoutée par l’administration caucasienne et le gouvernement russe depuis plusieurs décennies. Le discours sur les « nations politiques » représentant un danger existentiel à l’Empire russe jouait ainsi un rôle important dans la présentation du conflit kurdo-arménien par Minorskij.

La Grande Guerre devint un moment charnière pour la formulation des revendications territoriales kurdes ainsi que pour leur prise de position sur la question arménienne. Il faudrait mentionner que ce ne fut pas uniquement la campagne de propagande anti-arménienne lancée par le gouvernement « jeune-turc » qui renforçait les revendications des Kurdes, mais aussi les velléités du gouvernement russe sur les droits territoriaux des Arméniens (Özcan 2010-11). Malgré la déclaration de fraternité russo-arménienne de 1914 par Nicolas II et l’utilisation des intermédiaires dachnaks dans les négociations avec Cemal Pasha, la dernière version de l’accord Sykes-Picot-Sazonov (1916) stipulait le partage de l’Anatolie entre la France et la Russie sans préciser le statut des populations arméniennes (Bobroff 2014 ; Hovannisian 1968 : 158, 163). En plus, la création des régiments kurdes par les autorités tsaristes était perçue par les Kurdes comme un soutien supplémentaire russe contre la menace de la domination arménienne. Si Charles-Eudes Bonin, le ministre français à Téhéran, soulignait que les Kurdes étaient « inspirés par l’idée de lucre autant que par le fanatisme » dans leurs violences contre les Arméniens, les autorités tsaristes s’avérèrent être beaucoup plus « compréhensives » du ressentiment kurde, celui-ci créant de nouvelles possibilités de la réorganisation politique de la région après la guerre.

Pourquoi alors ce sentiment anti-arménien parmi les élites russes n’aboutit-il pas à la mise en place d’une union politique russo-kurde ? L’une des raisons de cet échec relève du fait que les nombreux acteurs russes qui propageaient le discours « anti-arménien » étaient rattachés à des institutions impériales différentes. Par exemple, l’idée d’une « Arménie sans Arméniens » émanait de Gadžemukov, l’assistant du comte Šahovskoj (Holquist 2013 : 349), tandis que la mission de Šahovskoj était ouvertement critiquée par les employés du ministère des Affaires étrangères tsariste. Le haut commandement militaire sur le front du Caucase était une autre instance qui contribuait au renforcement du sentiment anti-arménien. Notamment, le général Černozubov, responsable de l’offensive russe à l’Ouest de l’Iran, ne cachait pas ses préjugés contre les Arméniens. Pourtant les activités de Černozubov suscitaient souvent l’opposition des diplomates en poste en Iran, ces derniers étant les avocats principaux du rapprochement russo-kurde. Černozubov, à son tour, ne manifestait pas de sympathie pour les Kurdes et réalisait des exactions massives dans les villages (Golnazarian-Nichanian 2002 : 123).

Les divergences sur l’emploi des Kurdes ou des Arméniens dans la défense caucasienne se cristallisèrent aussi dans les cercles de pouvoir russes, mais il s’agissait plutôt de prises de positions circonstancielles que de visions à long terme. Lors du remplacement du vice-roi du Caucase Voroncov-Daškov par le grand-duc Nikolaj Nikolaevič, renvoyé de la Galicie pour ses erreurs de gestion et ses excès antisémites, ce dernier se prononça pour l’amélioration des relations russo-kurdes (Holquist 2013 : 337, 345). Voroncov-Daškov, le partisan de la plus grande autonomie du Caucase, sensible aux retombées régionales des répressions contre les révolutionnaires arméniens dans les années 1900, était tacitement identifié à Saint-Pétersbourg comme « pro-arménien » et Nikolaj Nikolaevič ne tarda pas d’adopter une attitude pro-kurde, y compris pour remédier à sa perte de prestige sur le front de l’Est.

Finalement, le discours anti-arménien retranscrit par les vostočniki provenait souvent du milieu nationaliste kurde, dont les journaux et les organisations avaient été fermés par le gouvernement ottoman au début de la guerre (Ahmad 1994 : 122). Les nobles kurdes accusaient depuis longtemps les Arméniens de complicité avec les « Jeunes-Turcs », qui avaient entrepris entre autres la déportation de 700 000 Kurdes vers les villes turques sous couvert d’évacuation devant l’avancée russe (Romanette 1938 : 10). Kamil bey Bedirhan se lamentait de la « trahison » arménienne durant la révolte kurde à Bitlis en 1914 et des « intrigues » des hommes du général Andranik qui avaient empêché les négociations kurdo-arméniennes à Van en juillet 1916. Simko appelait les Russes à revoir leur engagement avec les Arméniens et de lui accorder une compensation pour les abus des régiments chrétiens. Naturellement, les autorités tsaristes se méfiaient des chefs kurdes dont les demandes grandissantes remettaient en question le prestige russe et le statu quo de Saint-Pétersbourg.

Confronté à la possibilité d’une alliance irano-ottomane et à la dégénération de la crise humanitaire, le gouvernement russe s’efforçait de maintenir sa neutralité dans le conflit kurdo-arménien (Holquist 2013 : 338-9). En effet, les violences interethniques sur le territoire iranien étaient exacerbées par la conduite des autorités administratives et religieuses iraniennes qui soutenaient les Kurdes et les Ottomans dans leur campagne anti-arménienne. Une prise de position définitive de Saint-Pétersbourg risquait de mettre aux prises les soldats arméniens et de nombreux acteurs russes présents sur le front du Caucase. Le rapport de Levon Ovanessjan, l’émissaire arménien du comité de députés soldats de l’armée caucasienne, révélait le sentiment ambiant anti-arménien chez le personnel de l’organisation humanitaire Zemskij Sojuz qui s’était installée vers l’été 1917 :

« Tous les employés de Zemskij Sojuz de la cantine médicale de Berkri-Kalyž, de la direction aux simples employés, traitent les Arméniens, locaux ou réfugiés, avec une extrême hostilité et malveillance. L’une des Sœurs de la Miséricorde me dit même une fois: “Les Arméniens ne sont pas dignes de l’amitié de la Russie libre, ce sont des voyous (golovorezy)”. Par ailleurs, je dois mentionner que lors des perquisitions menées dans le village kurde de Sor, de nombreux objets provenant des Sœurs de la Miséricorde ont été trouvés dans la maison du chef kurde de Zilan, Horšud Bek : il s’agit du linge avec la marque de Zemskij Sojuz, de mouchoirs, de parfums, d’eau de Cologne, etc. Pendant la bataille, une autre Sœur de la Miséricorde a pris un appareil photo et elle est partie faire des photos des Kurdes battus. Quand un officier l’a prévenu qu’elle risquait sa vie, elle a répondu : “Les Kurdes sont nos amis, ils ne me tueront pas” ».

Le discours favorisant les droits territoriaux kurdes dans les vilayets arméniens, ne reflétait qu’un aspect marginal du sentiment anti-arménien qui se cristallisait parmi les diplomates, militaires et acteurs civils russes. L’incapacité des institutions russes à maîtriser la situation humanitaire dans la région se solda par le silence du gouvernement tsariste sur les tensions ethno-religieuses renforcées par les hostilités. Les rivalités personnelles et institutionnelles qui façonnaient la « kurdophilie » anti-arménienne chez les acteurs russes ne permettaient pas une coopération de plusieurs instances tsaristes sous la bannière du projet d’un Kurdistan autonome.

Les Kurdes comme l’Autre à la périphérie impériale

L’orientalisation des populations à la périphérie de l’Empire constituait l’un des facteurs clés dans la formation du discours savant russe sur les Kurdes ainsi que dans la formulation de la politique impériale de part et d’autre de la frontière caucasienne. L’altérisation des Kurdes dans les multiples discours produits par les hommes d’État et les vostočniki russes représentait ainsi une tendance contagieuse qui répondait aux intérêts stratégiques impériaux, arrangeait les contradictions institutionnelles et s’accordait avec les anciens modèles discursifs justifiant l’expansion impériale. Le mythe du bon sauvage fournissait la base discursive pour la majorité de la production savante sur les Kurdes dans l’Empire russe. Smirnov affirmait que « le kurde est un être vierge auquel il faut tout apprendre » tandis que Minorskij évoquait sa proximité et son lien affectueux avec la nature de ses terres natales. Cependant, les textes rédigés par les orientalistes fournissaient une interprétation ambiguë de l’innocence kurde, souvent associée à des excès de violence et à une culture primitive. En s’efforçant de trouver une explication rationnelle à ce paradigme orientaliste, Minorskij attribuait la « cruauté » des Kurdes à leur « sang chaud » et à la « perversion » due à la faiblesse de leurs voisins Arméniens (Minorskij 1915 : 221, 222, 225) :

« Il faut souligner le caractère vengeur et la cruauté parfois incompréhensible des Kurdes ... Ces incidents ne relèvent pas de la nature vicieuse de certains peuples, mais de leurs conditions de vie et de leur sang chaud du Sud ... La vie avec les éléments moins belliqueux (comme les Turcs chiites azéris ou les Arméniens) pervertit sans doute les Kurdes. Une morale duelle se crée : l’une – pour ceux qui peuvent répondre à l’agression par une agression, l’autre – pour ceux dont la faiblesse tente l’agresseur par la facilité de la proie. L’idée que la force doit être généreuse est le produit d’une civilisation fine et ancienne, tandis qu’à l’échelle primaire de son développement, où l’homme est un loup pour l’homme, la faiblesse est destructrice non seulement pour ceux qui l’incarnent, mais aussi pour les plus forts ».

Le discours des orientalistes sur la culture primitive des Kurdes était relayé par les hommes d’État russes qui cherchaient à maintenir le statu quo sur la frontière irano-ottomane. En 1914, Vasilij von Klemm, le directeur de la section orientale du ministère des Affaires étrangères, résumait l’image des de la façon suivante (Žigalina 2008 : 129-30) :

« Tout accord avec les chefs de tribus kurdes pourrait à peine garantir un résultat stable et ne nous apportera que des regrets, car avec leur amour infini de liberté, leur absence de discipline, leur cupidité extrême, leur prédilection pour les conflits, leurs oscillations avec nous, les Turcs et les Iraniens, ainsi que leurs rêves d’indépendance, les Kurdes représentent un élément instable et peu sûr, et sont capables de changer de camp à chaque instant ».

De même, le nationalisme kurde était discrédité par Minorskij qui s’opposait à l’idée de la création d’un Kurdistan irano-ottoman qui pourrait mettre en danger le statu quo régional. Selon Minorskij, il n’existait pas encore de « fondements culturels, c’est pourquoi leur unification [des Kurdes] peut se solder par des mouvements chaotiques et sauvages tels que le raid de Shaykh ‘Ubaydullāh en Perse en 1880 » (Lazarev 1972 : 118-9 ; Ateş 2014). Minorskij associait ces « mouvements chaotiques et sauvages » avec la culture tribale des Kurdes (Minorskij 1915 : 117) :

« Ni l’humanité, ni la fraternité religieuse, ni le sentiment national plus large ne sont accessibles pour les Kurdes, tandis que les liens familiaux et le sentiment tribal atteignent chez eux une importance extraordinaire ».

L’orientalisme servait aussi à justifier les abus consulaires russes qui pouvaient désormais être associés avec la ligne générale du ministère. La lecture ottomano-centrique des mouvements transfrontaliers kurdes amenait les autorités diplomatiques russes en poste à l’Est de l’Iran à des excès de violence fréquents vis-à-vis des tribus kurdes voisines. Entre temps, les émissaires ottomans et allemands encourageaient souvent les brigandages transfrontaliers kurdes tandis que les agents russes créaient des bandes pour contrecarrer la poussée ottomane. La conjecture locale et la montée des inquiétudes russes au sujet de la guerre provoquèrent un affrontement entre bandes incontrôlables kurdes et chrétiennes. Pourtant, la subjectivité des agents diplomatiques russes jouait un rôle primordial dans l’accumulation des tensions intercommunautaires. Le massacre des chrétiens d’Ourmia en 1915 par les Kurdes était le résultat de la politique concrète de « prévention » du consul russe Vvedenskii qui avait été impliqué dans le meurtre des chefs kurdes voisins et la réquisition de leurs biens (Genis 2003 : 59-60).

Les militaires, eux aussi, cherchaient à utiliser l’image orientaliste des Kurdes pour justifier leurs excès de violence. Les conditions de guerre contribuaient à l’orientalisation des Kurdes par les Russes dans leurs rapports quotidiens avec les populations frontalières. L’émissaire bolchévique Šklovskij se rappelait dans ses mémoires de son séjour en Azerbaïdjan : « La formule « chaque Kurde est un ennemi » enlevait toute protection offerte par les lois de la guerre aux Kurdes paisibles, y compris les enfants » (Šklovskij 2008 : 101). En s’attendant à un brusque changement de loyauté ou à une « ruse » de la part des Kurdes, les militaires russes se livraient à des expéditions punitives qui n’épargnaient personne (Eliseev 2001 : 81, 143).  Les cas de réquisitions non sanctionnées et de viol commis par les Russes chez les Kurdes se multipliaient (Şemo, 1989 : 133).

Le ton orientaliste de la diplomatie tsariste facilitait la coopération entre les consuls et les militaires. Nikitin affirmait la « stérilité manifeste de toutes nos négociations » avec les Kurdes ainsi que leur comportement « malhonnête » (Nikitine 1941 : 172) :

« Ceci me fait dire quelques mots de nos pourparlers avec les Kurdes. Maintenant, à distance, je vois bien qu’ils étaient viciés dans leur fond. Notre commandement exigeait que les Kurdes missent bas les armes et rendissent le butin et les femmes chrétiennes. En échange on leur donnait l’assurance de les laisser vivre dans leurs villages sans les incommoder nullement. Les Kurdes prêtaient solennellement le serment sur le Coran, partaient et quelque temps après recommençaient leurs prouesses de plus belle. Ici encore la seule solution logique et qui tiendrait compte des réalités serait – guerre franche ou alliance, propagande politique, argent. Désarmer un Kurde ou lui reprendre son butin pendant la guerre ? Plaisanteries ».

En outre, l’utilisation d’un argumentaire orientaliste permettait aux acteurs tsaristes de garder leurs distances avec les chefs kurdes. L’absence de solidarités horizontales était aussi évoquée par Smirnov qui attribuait l’« immaturité » politique kurde à la distance insurmontable entre les élites éduquées et les masses, mais son discours restait centré sur les loyautés fluctuantes des chefs kurdes :

« Il est difficile d’aspirer que la guerre actuelle mettra fin à la question kurde, car cette question est en ce moment au stade de formation et la plupart de la communauté kurde… n’est pas prête à assimiler les idées qui sont uniquement accessibles à quelques patriotes kurdes comme Kamil Bey. En outre, Kamil Bey et d’autres leaders de son genre poursuivent leurs propres intérêts politiques plutôt que de se battre pour la libération de leur peuple du joug turc ».

Enfin, la représentation de l’islam comme une raison clé de l’« arriération » des Kurdes s’inscrivait dans une tradition orientaliste plus large qui façonnait les institutions et le discours officiel russe dans les régions à majorité musulmane. Minorskij mentionnait déjà en 1912 que « fanatisme musulman chez les Kurdes » représentait « l’obstacle principal » pour la pénétration du Kurdistan par les agents impériaux. Durant la guerre, Nikitin observait que « l’idée religieuse emboîtait pour ainsi dire le pas à l’idée nationale kurde » : l’appel au djihad ottoman n’était pas toujours interprété comme licite par les Shaykhs kurdes ce qui, selon Nikitin, était uniquement révélateur de leur conception spécifique de l’autorité dans le monde musulman (Nikitine 1941 : 48). L’idée du « fanatisme musulman » résonnait avec la peur paranoïde des autorités russes face aux tendances panislamistes qui inspiraient les mouvements réformistes locaux dans le Caucase et dans le Turkestan. De l’autre côté, les cercles militaires associaient le panislamisme avec la grandissante présence ottomane dans la région.

Le discours orientaliste sur les Kurdes revêtait ainsi un fort aspect légitimateur qui permettait aux diplomates-orientalistes de justifier leurs poussées impérialistes et de passer sous le silence les déficiences structurelles de la politique russe. Outre sa fonction structurelle, permettant la communication et la coopération entre les diverses instances, l’orientalisation des Kurdes par les acteurs russes répondait aux besoins de l’administration tsariste qui craignait l’enlisement dans le conflit ethno-religieux à la frontière caucasienne.

Conclusion

Contraints par leur propre stratégie géopolitique, les Russes échouèrent à tisser des liens durables avec les Kurdes dans les années 1910. Le sentiment national kurde pouvait bien faire l’objet d’instrumentalisation russe, mais cette idée ne surgissait dans le discours savant russe qu’en rapport avec le concept de la « nation martiale » kurde ou avec la question arménienne. Dans les conditions de guerre, qui favorisaient le développement de ce type de discours, l’alliance stratégique russo-kurde s’avéra assez vite être vouée à l’échec à cause de sa faible base institutionnelle et de sa nature circonstancielle. Face à l’imbrication d’intérêts locaux et aux rivalités institutionnelles, les agents impériaux russes poursuivaient leurs propres agendas sous la bannière du discours savant sur les Kurdes. Quoique bien présentes dans la correspondance diplomatique tsariste, les tentatives de penser un Kurdistan autonome se heurtaient toujours à la primauté de la logique du statu quo, qui s’appuyait sur l’orientalisation de l’image des Kurdes. La réflexion des vostočniki sur l’immaturité politique kurde fournissait la justification de la politique du patronage, mais ne permettait pas de négocier avec les chefs locaux les droits territoriaux qui commençaient d’être au centre des aspirations de la nation naissante kurde.