Comme le soulignait son jury de thèse le 7 novembre 2018, le travail d’Adnan
Çelik est vraisemblablement destiné à devenir une référence incontournable
des études kurdes, en raison de l’exhaustivité et de l’originalité des recherches
accomplies. L’ouvrage peut en effet être lu comme une anthropologie ou une
histoire socio-politique des Kurdes – exigeante mais néanmoins accessible
sans prérequis – et comme une exploration de lieux, d’objets et d’aspects
négligés de la région kurde (et arménienne) de Turquie.
Docteur en anthropologie sociale diplômé de l’EHESS (Paris), Adnan Çelik
réalise une carrière universitaire entre la France, l’Allemagne et la Grande-
Bretagne puisqu’il est actuellement post-doctorant à l’université de Duisburg-
Essen et chercheur invité à l’université de Cambridge. L’évocation de son
parcours biographique en introduction assure les lecteurs et lectrices d’une
connaissance extrêmement fine et personnelle des conflits opposant Kurdes
contre Kurdes. Réflexivité vis-à-vis d’un terrain dont l’auteur est familier,
soucis du plurilinguisme – reflété par plusieurs publications en turc, kurde,
français et anglais – et positionnement éthique sont affirmés par la volonté de
privilégier, plus que toute autre source, la parole des habitants et habitantes des
localités où a été menée l’enquête. L’engagement scientifique d’Adnan Çelik
transparait aussi dans l’attention égale portée aux victimes et bourreaux des
histoires douloureuses que constituent les conflits intra-kurdes, le génocide arménien
et les « années de feu » de 1993-1997.
L’ouvrage s’inscrit en premier lieu dans les études kurdes, notamment parce
qu’il réaffirme implicitement l’existence d’un sujet kurde. En soulignant le
caractère « fratricide » (p. 36) des conflictualités, l’auteur en fait un conflit intra-
familial et non pas entre entités étrangères les unes aux autres. Par ailleurs,
l’auteur critique les « historiographies kurdo-centrées » (p. 21) et se démarque
des interprétations galvaudées en termes de « conflits interethniques » et de
« régime victimo-mémoriel » (p. 35). Le travail d’Adnan Çelik illustre
davantage une ouverture qu’un cloisonnement du champ des études kurdes,
dont il apparaît évident qu’il nécessite un croisement des histoires kurdes, arméniennes,
ottomanes et turques. L’ouvrage est donc à la fois une étude du
peuple kurde, de la région kurdo-arménienne de l’Empire ottoman et de
l’État… dont l’ombre projetée sur le Kurdistan dessine bien les nuances grises
de l’histoire de la Turquie.
« Dynamiques locales, appartenances tribales, recompositions internes à certaines
familles, effets de socialisation et de politisation, etc. » : cette « série de facteurs »
annonce bien le refus des explications simplistes et unidimensionnelles du
chercheur qui vise sobrement à « exposer comment les lignes de clivages intrakurdes
ont été influencées et déterminées » (p. 27). Adnan Çelik ne trahit pas cette
ambition en déployant une démarche anthropo-historique exigeante, articulant
plusieurs méthodes d’enquête et cadres temporels et spatiaux.
La longue chronologie des conflits étudiés (principalement entre 1830 et
2000) est construite non seulement par des processus et des événements, mais
aussi et surtout par les mémoires subjectives des individus qui distordent la
temporalité des faits historiques. Ainsi, les significations du génocide arménien
sont envisagées dans le temps court de 1915, mais aussi au regard de relations
kurdo-arméniennes multiséculaires et d’interprétations « quasi
eschatologique[s] […] des cent ans de malédiction » (p. 142) ayant succédé
aux massacres.
En se focalisant sur trois localités de la province de Diyarbakır (Kulp, Lice et
Silvan), l’auteur ne se contente pas d’une histoire régionale ou de microhistoires
mais effectue une étude multi-scalaire où, tour à tour, les tendances
générales sont illustrées, complexifiées ou démenties par le local. L’étude
comparative des trois cas – qui permet bien d’« éviter les généralisations
hâtives et les analyses binaires » (p. 29) – est présentée de manière souple :
certaines données (quantitatives et qualitatives) permettent des comparaisons
termes à termes mais il arrive aussi que des sources plus accessibles sur l’une
des localités soient valorisées de manière isolée afin de préciser les mécanismes
d’un phénomène. L’auteur souligne la spécificité de chaque localité au regard
des autres et met bien celles-ci en relation avec les dynamiques régionales, à
l’échelle de Diyarbakır ou du Kurdistan de Turquie.
La démarche anthropo-historique de l’auteur consiste à mener une enquête
ethnographique au service de la constitution d’une histoire orale et à « historiciser
le savoir anthropologique » (p. 25, référence à Michel Naepels). La caractérisation
des mémoires « mineures » (p. 21), « collectives à l’échelle locale » (p. 25) ou
« infra-locales » (p. 537) est le principal noeud de la recherche interdisciplinaire
proposée par cette approche dont le point de départ est l’enquête. C’est en effet
vraisemblablement parce que l’enquêteur est parvenu à rassembler un corpus
exceptionnel de récits subjectifs qu’il a pu concentrer son analyse des conflits
intra-kurdes sur le facteur mémoriel et démontrer ainsi l’influence des mémoires
collectives sur les prises de décision et les positionnements des acteurs.
L’un des principaux apports méthodologiques est la démonstration de l’intérêt
d’une histoire orale et locale sur le temps long. L’ouvrage montre que l’histoire
orale peut véhiculer des contradictions (et plus rarement ici, des approbations)
légitimes de l’histoire officielle. L’anthropologue et historien croise d’ailleurs
systématiquement les sources orales (entretiens, chansons, récits épiques) et
les matériaux écrits (mémoires autobiographiques, archives institutionnelles,
statistiques officielles, etc). Comme en témoignent les extraits d’entretiens –
de plus en plus fréquents et consistants au fil de la progression chronologique
– cette méthode est particulièrement favorable à la relecture de l’histoire kurde
des années 1940 à 1990, qui est traitée dans plus de la moitié de l’ouvrage (p.
225-525). Néanmoins, les récits du génocide arménien révèlent que même la
transmission de témoignages relatifs à des événements remontant à plus d’un
siècle peut être très précise et significative. Partant, on est tenté en fin de
lecture de s’interroger des effets de contexte de l’enquête – 106 entretiens essentiellement
effectués entre 2012 et 2015, au cours d’une période pendant
laquelle le mouvement kurdiste institutionnalisé porte avec succès une politique
multiculturaliste et mémorielle en faveur des minorités – sur l’énonciation et
la subjectivation mémorielle des personnes interrogées.
La forme et le contenu de l’ouvrage sont à la fois exigeants et didactiques, par
la profusion des données, les synthèses proposées en dénouement de chapitre
et la richesse de la conclusion générale (p. 527-553). Avant de parcourir
brièvement la progression des trois parties structurées chronologiquement (1-
L’empire, 2- La République, 3- Les années PKK), notons quelques thématiques
transversales à découvrir en filigrane de la démonstration générale. L’ensemble
de l’ouvrage décrit précisément le développement des politiques d’ingénierie
démographique, la montée et le déclin de différentes élites traditionnelles ou
encore la transformation de la vie quotidienne et des relations socio-économiques
entre chefs-lieux et villages, espaces urbains et ruraux. Sur ce dernier point, les
« regrets [de l’auteur qui] estime avoir accordé trop peu de place » à l’analyse
des clivages entre « nomades » et « sédentaires » ou « paysans » et « citadins »
(p. 541) sont à prendre comme des invitations à s’engager dans le sillon de ses
recherches.
Sans ambition de synthèse, je propose ici une sélection d’éléments précisant la
logique générale de la démonstration et le caractère novateur des résultats
présentés au fil des quatorze chapitres de l’ouvrage.
Le premier chapitre (Dynamiques et hiérarchies sociales, du XVIe siècle aux
Tanzimat) annonce bien l’intention d’établir systématiquement des corrélations
entre les transformations sociales, économiques et politiques suscitées par
l’évolution du pouvoir ottoman (et par la suite, de l’État) et les reconfigurations
des relations au sein du Kurdistan de Turquie.
Le deuxième chapitre (La longue histoire des relations kurdo-arméniennes) requalifie
l’histoire d’une région ottomane fondamentalement « kurdo-arménienne »
qui, bien qu’habitée de « tensions quasi permanentes » (p. 84), doit aussi être
caractérisée par une « relation d’interdépendance, symbiotique » (p. 83)
attestée par des institutions sociales trop méconnues, comme le parrainage
kirîvatî entre Kurdes et Arméniens.
Le troisième chapitre (Fin des Tanzimat et rupture du statut quo kurdoarménien)
révèle l’heuristicité d’une étude croisée de la « complexité du
paysage local » et des relations arméno-kurdes ; ceci notamment en insistant
sur le fait que les « rivalités intra-kurdes [étaient] dans certains cas plus
intenses et déterminantes que les clivages confessionnels [dans les raisons de
prendre part aux massacres des Arméniens] » (p. 109).
Le quatrième chapitre (Pensée d’État et ingénierie démographique de la purification)
rend bien compte de la continuité des recherches d’Adnan Çelik vis-àvis
de celles d’Hamit Bozarslan (référence centrale de l’ouvrage) et plus spécifiquement
de Fuat Dündar en ce qui concerne l’ingénierie démographique.
Notons par ailleurs l’importance de l’ouvrage pour la diffusion des littératures
scientifiques en langue turque, minutieusement discutées au fil de la démonstration.
Le cinquième chapitre (Mémoires du génocide des Arméniens à Diyarbakır)
souligne la valeur politique et sociale des « savoirs assujettis » (p. 133,
référence à Michel Foucault) que constitue la parole des Kurdes sur le génocide
arménien, offrant par exemple un nouveau regard sur le rôle des milices paramilitaires
kurdes désignées sous le nom de Cendirmeyên Bejik.
Le sixième chapitre (Naissance de la République de Turquie) reflète le travail
d’articulation entre national (/général) et local effectué dans l’ensemble de
l’ouvrage, notamment illustré par la confrontation, d’une part, des différents
positionnements des représentants politiques kurdes au moment de la « guerre
de libération nationale » (p. 152) et, d’autre part, de l’« engagement kémaliste
unanime des élites » (p. 159) à Kulp, Lice et Silvan.
À partir du septième chapitre (Les années de l’épouvante), l’interprétation du
projet politique constitué par le « Plan de Réforme de l’Est » (1925), les « Inspections
générales » et la « Loi d’installation » (1934) permet d’interroger
comme « proprement coloniaux [les modes d’administration de l’État turc
dans] les régions kurdes » (p. 184-185).
Dans le huitième chapitre (Renforcement des clivages intra-kurdes à l’échelle
locale), le déplacement de l’analyse, de l’étude des faits historiques de 1925-
1947 à celle des « trahisons » (p. 206) mises en mémoire dans cette période,
décrit bien la méthode par laquelle l’auteur parvient à démontrer l’importance
des significations subjectives et du ressenti « fratricide » (p. 205) dans
l’évolution des conflits intra-kurdes sur le temps long.
La conceptualisation de la contrebande, de l’enseignement dans les madrasas clandestines
et du banditisme comme « infra-politique » (p. 257, référence à James
Scott) fait du neuvième chapitre (Infra-politique des Kurdes dans les « années de
silence ») une étape centrale de la démonstration en ce qu’il constitue un apport
théorique majeur, comble un vide de connaissances sur les années 1938-1967 et
constitue une nouvelle clef de compréhension des décennies qui vont suivre.
Le dixième chapitre (Fragmentation, dispersion et monopolisation) précise comment
l’apparition d’une forme de clivage inédite (les fractions politiques) doit être
analysée au regard des dynamiques politiques contemporaines – notamment ici le
développement du pouvoir infrastructurel de l’État (p. 267, référence à Michael
Mann) – sans toutefois délaisser les éventuels réinvestissements de clivages
préexistants (tribaux, religieux, notables, etc).
Le onzième chapitre (Configurations et clivages dans les années 1980) enrichit les
recherches incrémentales sur le PKK de nouvelles perspectives sur les succès de
son entreprise de « décolonisation » (p. 381) et de son « régime de subjectivité
triomphant » (p. 402) ; ceci à l’appui des analyses précédemment développées
(héritages de l’infra-politique, spécificités locales, mémoires des conflits) et de
l’évolution des désignations et des perceptions portées sur l’organisation révolutionnaire.
Le douzième chapitre (L’entrée dans la décennie 1990) révèle l’ampleur éphémère
mais déterminante prise par les rassemblements, funérailles, grèves de la faim,
boycotts, etc… un « répertoire d’action multiple » (p. 354) dont l’analyse révèle
l’absence de pertinence – lorsqu’il s’agit de comprendre le « mouvement de masse
du PKK » (p. 379) – d’une catégorisation opposant lutte armée et contestation non
violente.
Le treizième chapitre (« Les années de feu »), qu’il faut mettre en lien avec les
chapitres précédents pour ce qui est de la récurrence de l’utilisation d’auxiliaires
dans la répression étatique, passe au crible le système des gardiens de village (koruculuk).
L’analyse pluridimensionnelle (macro-, micro-, sociale, économique, politique),
multi-située et processuelle de la korucuïsation/dékorucuïsation démontre
que ce phénomène de paramilitarisation ne peut en rien faire l’objet d’une « interprétation
unilatérale » (p. 428).
Le quatorzième et ultime chapitre (Un conflit intra-kurde d’une intensité inédite)
propose une lecture historique et spatialisée (trop négligée par la littérature
existante) du Hizbullah kurde et des modalités de son implication dans la guerre
contre-insurrectionnelle. Le constat d’une violence extrême déployée entre l’organisation
islamiste et le PKK aboutit finalement sur une distinction entre « hostilité
réelle » et « hostilité absolue » (p. 523, référence à Carl Schmitt), théorisation à
même de recaractériser les conflits intra-kurdes.
Par une formulation légèrement redondante suivant les définitions des concepts
mobilisés au fil de l’ouvrage, l’auteur se défend « de vouloir entrer plus avant dans
des considérations théoriques abstraites » (p. 367). La conclusion revient à ce titre
de manière bienvenue sur les principales constructions théoriques ayant servi la
démonstration : réalisme magique (Zamora et Faris), savoirs assujettis (Foucault),
pouvoir despotique/ pouvoir infrastructurel (Mann), infra-politique (Scott), situation-
limite (Bataillon et Merklen), guerre de partisans (Schmitt), etc. L’auteur
l’avait annoncé en introduction : « les cadres théoriques dans lesquels [il s’est]
inscrit ou sur lesquels [il s’est] appuyé sont hétéroclites. […] le cadre interprétatif
[a été conçu] comme une construction progressive plutôt que comme la mise à
l’épreuve d’un ensemble d’hypothèses prédéfinies » (p. 26). En résultent une exploration
fine d’une histoire et d’une région dont la compréhension théorique et la
singularité n’auront été ni présumées ni niées, et des apports interdisciplinaires
certains aux questionnements relatifs aux mémoires douloureuses, aux conflits fratricides
et aux pouvoirs répressifs sous toutes leurs formes.