Les rares cartes représentant la distribution géographique des dialectes kurdes font apparaitre des frontières linguistiques bien délimitées(1). Ces cartes élaborées à partir des principales typologies de classification des dialectes (Izady 1992, Hassanpour 1992, Mackenzie 1961), transposées sur les frontières étatiques divisant le Kurdistan, livrent un aperçu percutant de la fragmentation à la fois linguistique et politique qui touche les Kurdes. Selon la typologie dialectale considérée, les variétés kurdes sont réparties entre trois ou quatre groupes. Le premier reçoit les dénominations comme le kurmanji (Hassanpour 1992) ou le kurmanji du nord (Izady 1992) ou encore le groupe du nord(Mackenzie 1961) ; cette variété est parlée sur une large zone qui couvre la majeure partie du sud et du sud-est de la Turquie, du nord-est de la Syrie, d’une partie du nord de l’Irak (la région de Bahdinan) et de l’ouest de l’Iran (région d’Ourmiyah et de Makû), ainsi que dans des poches réparties en Anatolie centrale et dans les anciennes républiques de l’Union soviétique. Le deuxième groupe est appelé le sorani (Hassanpour 1992), le kurmanji du sud (Izady 1992), ou le groupe central (Mackenzie 1961). Les territoires de cette variété couvrent une grande partie du nord de l’Irak et de l’ouest de l’Iran.
Le troisième groupe est appelé le dimili (Izady 1992, Hassanpour 1992). Cette variété également nommée le kirmançki ou le zazaki selon les lieux et les communautés qui les parlent est située en Turquie, dans les provinces de Dersîm, Bingol, Elazig, Muş et Bitlis. Enfin, le quatrième groupe appelé le groupe du sud (Mackenzie 1961) inclut les variétés gorani / hawrami (Izady 1992) qui sont localisées dans les zones situées au sud de la province d’Halabja au Kurdistan irakien et à Kirmanşah et à Ilam en Iran.
Les cartes représentent les variétés sur de larges aires linguistiques, sans que les limites territoriales précises de chaque variété soient identifiables, ce qui est dû à l’absence d’enquêtes dialectologiques à large échelle. Par ailleurs, elles ne tiennent pas compte des parlers locaux de chaque dialecte ni des variations qui les traversent : par exemple, le kurmanji parlé dans la région de Serhad en Turquie, varie sur plusieurs points linguistiques de celui parlé dans la région de Bahdinan en Irak, tout comme le sorani parlé dans la capitale de la région du Kurdistan irakien, Erbil, et celui parlé à Suleymaniya, connaissent des divergences. Enfin, les cartes ne prennent pas en compte non plus les zones mixtes et/ou de transition, là où les variétés développent des caractéristiques linguistiques issues du contact et peuvent déboucher sur un continuum dialectal.
Malgré leur intérêt, ces cartes élaborées sur des typologies dialectales anciennes apparaissent datées de nos jours et donnent une image biaisée de la distribution géographique des variétés. S’il est bien connu que les langues évoluent dans le temps et dans l’espace, cette évolution semble accentuée dans le cas du kurde, soumis par ailleurs à l’influence notable des facteurs géopolitiques : le statut officiel du kurde en Irak depuis 2005 en a fait une langue de prestige dans tout le Kurdistan irakien où son usage est maintenant bien établi dans l’éducation, le marché, les médias et les réseaux sociaux. En revanche, en Turquie, qui abrite la majeure partie des locuteurs kurdes, malgré les timides ouvertures depuis 2002, la langue ne bénéficie d’aucune reconnaissance officielle et continue d’être dévalorisée, poussant les jeunes générations kurdes à ne plus la parler (Caglayan 2014). En Syrie, un renouveau de la langue est perceptible depuis que les Kurdes syriens ont pris le contrôle de leurs territoires en 2012 où la langue reprend les territoires qu’elle avait perdus au profit de l’arabe, langue officielle de la Syrie, que ce soit dans les écoles, les administrations, le marché ou les médias. En Iran, le statu quo semble dominer, marqué par une « tolérance contrôlée » de la politique linguistique iranienne (Sheyholislami 2012). Parallèlement à ces facteurs sociolinguistiques et géopolitiques qui contribuent à déterminer le sort de la langue, les Kurdes sont plus mobiles de nos jours: mobilité interne dans les territoires kurdes, où les frontières interétatiques sont devenues plus poreuses et perméables au gré des conflits qui sévissent, le Kurdistan favorisant de fait les échanges interkurdes, mais aussi mobilité externe, que ce soit dans la diaspora interne des grandes métropoles en Turquie (Istanbul, Izmir, Antalya) ou dans la diaspora externe dans les pays européens. Enfin, les médias kurdes (chaines de TV et radios satellitaires, Internet, sont devenus de puissants moyens de diffusion et de standardisation des différentes variétés de la langue. Ces facteurs nous semblent jouer un rôle déterminant dans la variation et le changement du kurde dans l’espace et être de nature à reconfigurer les frontières linguistiques.
Dans cet article, nous proposons de faire un état des lieux des frontières linguistiques kurdes. Bien que le concept de frontière linguistique relève du champ de la dialectologie, il ne se prête pas à une définition facile, tant les faits linguistiques sont en effet difficiles à circonscrire dans l’espace. De ce fait, on envisagera les frontières linguistiques non pas au sens étroit du terme, mais au sens large, inspiré de ses usages contemporains incluant non seulement les limites spatiales représentant les zones d’usage des variétés, mais aussi les frontières de type scriptural, social, générationnel, etc. Dans un premier temps, nous donnerons un petit aperçu de l’étymologie du mot frontière et de ses multiples acceptions dans le discours scientifique et quotidien.
Nous discuterons ensuite le concept de frontière linguistique tel qu’il est utilisé dans les sciences du langage. Ces discussions nous permettront de faire un état des lieux de frontières linguistiques kurdes.
1. Les limites du concept « frontière »
Le terme « frontière », qu’il soit utilisé dans les discours quotidiens ou scientifiques, reçoit plusieurs acceptions et usages. Etymologiquement, le terme apparait en français au XIIIe siècle comme un adjectif dérivé de front (Febvre 1928), avec une production de sens belliqueux, comme dans des expressions « faire front » dans le sens militaire (Calvet 2012). Il réfère alors à pays de frontière, gardé par une armée, une place faisant front à l'ennemi. Le terme permet initialement de désigner le territoire qui sépare deux espaces de civilisations rivaux. Avec la construction des Etats-nations, le terme actualise le sens spatial en délimitant les territoires de ces Etats.
Cependant, le terme acquiert de nouveaux sens au fur et à mesure qu’il s’applique à des réalités autres que géographiques, faisant ainsi déborder le champ de ses usages. L’importance des frontières géographiques dans les relations internationales a joué un rôle par l’adoption du terme dans les sciences humaines et sociales telles que l'histoire, la sociologie, l’anthropologie, le droit international ou la science politique. Marqué par un symbolisme fort issu des connotations telles que barrière ou jonction, la frontière fait partie des concepts fondamentaux pour toute recherche portant sur les formes d'organisation spatiale et sociale de groupes humains.
Pour la géographie, la science politique ou le droit, la frontière nationale est un objet d’étude en tant que tel. Ces disciplines portent leur intérêt sur la force de cloisonnement et de discontinuité des frontières nationales, considérées comme le lieu et le symbole par excellence d’exercice de pouvoir, le rôle de celles-ci pour freiner ou accélérer les flux, voire la façon dont les populations produisent et reproduisent les frontières à travers leurs actions et pratiques.
Pour la sociologie, l’anthropologie comme pour la linguistique, la frontière est plutôt une catégorie analytique (Jeanpierre, 2012). Le terme recouvre toute forme de contact, d’échange, de conflit entre des groupes et leurs cultures, identités et symboles, afin de rechercher comment les groupes sociaux maintiennent leurs limites. Cependant, le domaine de recherche principal concerne les frontières nationales considérées dans leur dimension sécuritaire et géopolitique ; un domaine secondaire concerne les frontières sociales, culturelles et les relations interpersonnelles, selon une veille bibliométrique (Hamez 2015).
De nos jours, le terme connait une expansion de ses usages, ce qui montre son succès paradoxal dans un monde qu’on qualifie de globalisé : frontières politiques, étatiques, maritimes, géographiques, territoriales, nationales, internationales, ethniques, culturelles, sociales, internes, externes, réelles, imaginaires, fictives, artificielles, symboliques, etc. La liste non exhaustive est longue des expansions du terme qui sert également à nommer de nombreux festivals, films, revues, livres. Quand ces frontières sont considérées comme lignes de fracture séparant les hommes, elles peuvent être mises en cause dans une démarche de solidarité, comme dans le cas des Médecins Sans Frontières, Reporters Sans Frontières, un monde sans frontières etc.
Cet aperçu rapide du concept dans le champ des sciences humaines et sociales permet de voir que les frontières font l’objet de constructions et représentations sociales et qu’elles sont surtout vues et perçues de l’extérieur. Ce qui fait que loin de constituer un fait spatial, la frontière apparait comme un fait social qui trouve son expression dans l'espace. Elle est une création humaine et le reste, même si les hommes ne s'en rendent plus compte. Examinons maintenant comment la linguistique et notamment la dialectologie envisagent le concept.
1.2. Qu’est-ce qu’une « frontière linguistique » ?
Au sens usuel, une frontière linguistique désigne une ligne démarquant deux territoires dans lesquels deux variétés linguistiques apparentées ou différentes sont parlés. On convient généralement que si les deux variétés sont rattachées à deux systèmes linguistiques différents, la frontière trace la limite de l'intercompréhension mutuelle des locuteurs. Au contraire, si les deux variétés sont rattachées au même système linguistique, il s’agit d'un continuum linguistique, dont la transition s'effectue sur une superficie plus ou moins étendue du territoire de la langue.
Cette conception héritée de la dialectologie est de nos jours de plus en plus remise en cause. Selon Nicolaï et Ploog, qui considèrent l’isoglosse comme une préfiguration de la frontière linguistique, celle-ci décrit « les bipartitions du territoire en aires linguistiques - horizontales, obliques, ou en cloche - qui délimitent des espaces géographiques relatifs à un ou plusieurs faits linguistiques ». (2013). Cependant, la frontière linguistique n’existe pas en elle-même, elle est le résultat d’une représentation de la réalité linguistique perçue et reconstruite par le chercheur ou le locuteur. Ce qui fait que les représentations induites par la frontière linguistique rendent une image faussée de la réalité linguistique en ce qu'elle projette une homogénéité certaine dans certaines aires et rendent une image statique de certaines autres.
Dans une approche d’ensemble, A. Viaut retient que « la frontière linguistique délimite l’espace de langue en le circonscrivant de l’extérieur et en le compartimentant de l’intérieur » (Viaut 2004). Sa démarche est basée sur la considération de la frontière linguistique comme une macro-notion, qui se répartit en deux sous-notions ; d’une part l’« exofrontière » linguistique, ou frontière linguistique externe et, d’autre part, l’ensemble des limites linguistiques internes que l’auteur résume par le néologisme d’« endofrontière » linguistique (2004). L’exofrontière linguistique se réfère à la frontière interétatique, celle qui sépare les territoires et donc les langues de deux Etats et qui se définit par des faits d’« externalité ». L’« exofrontière » linguistique comprend la limite linguistique traditionnelle externe, celle de la langue héritée, transmise sur place ou en rapport avec le territoire linguistique d’origine, et de façon intergénérationnelle. De l’autre côté, l’endofrontière linguistique est un moyen de démarquer les limites linguistiques internes et se définit par des faits d’« internalité ». Elle est une illustration du compartimentage des variations diatopiques et sociales propres à un même système linguistique.
Dans une conception sociolinguistique, Lüdi envisage les frontières linguistiques tout d'abord comme des lignes de démarcation entre groupes sociaux pour ensuite remarquer que ces lignes sont des « objets » dynamiques en ce qu'elles fonctionnent comme lieux de rencontre, sans cesse redéfinis par les communautés (1994). Cette approche sociolinguistique a l’intérêt d’envisager d’une part les frontières linguistiques en tant que représentation des zones de pratiques de langues. Représentées et reconstruites en permanence, ces frontières bougent au fur et à mesure que les locuteurs ou les communautés linguistiques se rencontrent et se déplacent elles-mêmes, donnant lieu à des phénomènes de contact de langue qui reconfigurent sans cesse ces mêmes frontières. Cette approche permet, d’autre part, d’intégrer dans le champ du concept de frontières linguistiques, non seulement ces frontières de représentation et distribution territoriales de langues, mais aussi les frontières linguistiques en tant que barrières pouvant se dessiner entre communautés, comme dans le cas suisse (id.). Cette conception sociolinguistique peut être élargie aux membres d’une même communauté et à ses différentes générations, aux modes de leur communication et de leur intercompréhension.
2. Les frontières linguistiques kurdes
C’est dans cette approche élargie que nous souhaitons faire un état des lieux des frontières linguistiques kurdes. Nous nous intéresserons d’abord aux frontières linguistiques des variétés kurdes représentées dans l’espace. Nous examinerons ensuite des frontières linguistiques dressées à travers l’usage simultané de plusieurs alphabets, et qui constituent des frontières scripturales. Nous terminerons enfin sur les frontières linguistiques séparant les jeunes générations et leurs ainés, et qui forment des frontières linguistiques intergénérationnelles.
2.1. Les frontières linguistiques entre le kurmanji et le sorani
Nous proposons d’illustrer les frontières linguistiques à travers le kurmanji et le sorani à travers une seule entrée. Les raisons du choix de ces deux variétés sont avant tout d’ordre pratique. Les données de l’analyse proviennent en effet d’une recherche qui a porté sur ces deux dialectes, considérés par ailleurs comme nettement apparentés et généralement mutuellement intercompréhensibles. La recherche a porté sur environ 150 localités kurdes situées en Irak, en Iran, en Syrie et en Turquie. Au total, 200 locuteurs ont été interrogés. Le questionnaire utilisé comprenait 500 items, répartis en mots isolés et phrases. Afin de ne pas influer les réponses des enquêtés, les mots et phrases ont été traduits en arabe, en persan, en turc, langues officielles des Etats dans lesquels les Kurdes sont répartis, ainsi qu’en anglais et en français pour les locuteurs vivant en diaspora. Il a été demandé aux enquêtés de produire dans leur variété les mots et phrases que les enquêteurs leur ont lus dans une autre langue qu’ils parlent. Les mots et phrases ainsi obtenus ont d’abord été enregistrés puis transcrits. Ils ont été chargés sur une base de données contenant les données dialectales les plus récentes sur les deux variétés et consultable en ligne(2).
L’entrée choisie pour cette illustration est constituée des mots-fonctions, considérés comme une catégorie fermée et stable de mots. Selon une distinction introduite par C. C. Fries (1952) et reprise depuis par la grammaire utilisée dans les recherches sur l’acquisition des langues secondes, les mots de la langue sont répartis entre deux catégories, qui sont les mots-contenus et les mots-fonctions. Les premiers sont considérés comme une classe ouverte, et de ce fait de nouveaux mots, créés par néologie ou empruntés à d’autres langues, peuvent s’y ajouter. Cette classe ouverte est constituée d’une grande partie des mots du discours, regroupant les verbes, les noms, les adjectifs et certains adverbes qui représentent des idées, actions, objets et qualités. Contrairement aux mots-contenus, les mots-fonctions constituent une classe fermée et dénotent des relations grammaticales que les mots entretiennent entre eux dans une phrase. Démunis de sens lexical clair, lexicalement improductifs et invariables dans leurs formes, les mots-fonctions sont donc des éléments importants de la structuration des phrases. Ils sont en nombre fini et comprennent les pronoms (je, tu), les articles (le, la, des), les démonstratifs (cet, ce), les conjonctions (et, cependant, mais), les adverbes de lieu (ici, là) et de temps (maintenant, demain), les quantifieurs (peu, beaucoup), les interrogatifs (quand, où, comment, qui). Les mots-fonctions, de par leur nombre clos et leur fonction structurale dans les phrases, restent une catégorie relativement stable dans les langues et peu soumise au changement.
Dans cet article, l’étude des mots-fonctions sera limitée à deux pronoms, la première et deuxième personne du singulier. Historiquement, il est connu que le kurmanji est doté de deux groupes de pronoms, dont les formes changent selon qu’ils sont utilisés au cas nominatif ou oblique. Le sorani n’a conservé qu’un seul groupe de pronoms, dont les formes correspondent aux pronoms obliques du kurmanji. Le cas nominatif désigne la fonction syntaxique du sujet d’un verbe transitif ou intransitif et est également appelé cas sujet. Le cas oblique ou décliné marque les fonctions périphériques ainsi que le sujet d'un verbe transitif à l'aspect accompli.
La distribution géographique du je et du tu pronoms révèle des lignes de démarcation avec des zones d’imbrication et d’hybridation. Trois formes dominent pour la première personne, le je, au cas nominatif. D’un côté, la forme ez, attestée dans les zones kurmanjiphones situées en Turquie et en Syrie ainsi que dans la région de Bahdinan, à Mosul et à Erbil. De l’autre, les formes min /emin dont les zones s’étalent sur une ligne horizontale allant du sud de Kirkuk jusqu’à Urmiya, tout en passant par Rewanduz, Şoman, Ranya en Irak. Enfin, la forme min qui domine dans les territoires situés au sud d’Erbil et de Kirkuk, à Suleymaniya, Halabja, Xanakîn, ainsi qu’à Mahabad, Piranşar, Sanandaj, Saqqez, Bukan en Iran. Comparativement, les formes de la première personne au cas oblique sont plus nombreuses et variées. Ainsi, la forme min qui apparait comme la forme dominante dans les zones kurmanjiphones en Turquie (Perwari, Kars, Mardin, Cizre, Sirnak, Hakkari, Erzincan, Yuksekova, Hakkari, Dogubeyazit, Silvan, Kozluk, etc.). Cette forme domine également les localités du Bahdinan, comme Sersing, Zaxo, Dohuk, Aqrê, ainsi que Mosul. Elle est également très fréquente dans les zones soraniphones, comme à Erbil, Kirkuk, Suleymaniya, Halabja, Xanakîn, Kelar. Issue d’une chute de /n/ final, la forme mi est attestée à Elbistan, Tatvan, Karliova, Kahta, Siverek, Kiziltepe, Ergani en Turquie et à Şêran en Syrie. La première personne au cas oblique se manifeste aussi par me à Tunceli, Qamişlo, Tirbesipîyê, Sahneh (province de Kirmanşah). La forme emindomine surtout dans les territoires kurdes en Iran, comme à Mahabad, Pîranşar, Serdaşt, Ourmiyah, ainsi qu’à çoman en Irak.
Pour la deuxième personne au cas nominatif, une régularité peut être observée : d’un côté, les formes tu / tû, attestées dans des aires continues ou discontinues situés en Turquie, en Syrie. Le passage, fréquemment attesté, du kurmanji /u/ au bahdini /i/ se manifeste également dans ce pronom : la forme ti est très fréquente dans les localités du Bahdinan au Kurdistan irakien (Dohuk, Zaxo, Sersing, Aqrê), dans les régions limitrophes comme Sirnak, Uludere, Ozalp en Turquie, mais aussi, chose surprenante, à Ergani et à Bingol, localités très éloignées des zones de contact et d’influence du bahdini. De l’autre côté, la forme to, qui domine la majeure partie des zones soraniphones (Kirkuk, Suleymaniya, Erbil, Kalar, Gwêr, Qaladizê, Halabja et à Sanandaj, Merivan, Bukan, Baneh, Saqqez). Entre les deux formes, un ensemble très proche ato / atu / eto / etû préfigure une ligne qui va d’Erbil à Mahabad, en passant par Rewandiz, çoman en Irak et à Naqadeh, Qoşaçay, Mahabad et Ourmiyah en Iran.
La même régularité caractérise la deuxième personne au cas oblique, avec cependant moins de variation : la forme te est exclusivement présente dans les localités enquêtées en Turquie, en Syrie et au Bahdinan en Irak. La forme to est dominante dans les zones soraniphones en Irak (Erbil, Suleymaniya, Kirkuk, Kalar, Halabja) et en Iran (Pîranşar, Merivan, Saqqez, Kamyran, Qoşaçay, Baneh, Kirmanşah). Enfin, les formes eto / etu qui opère plus ou moins la même démarcation entre le te et le to et qui va de Şaqlawa et Qaladizê en Irak à Naqadeh, Serdaşt et Ourmiyah en Iran.
On le voit, la distribution géographique des deux pronoms révèle des zones d’homogénéité dialectale, mais les zones hybrides ne sont pas moins importantes, montrant les évolutions à l’œuvre dans les deux variétés. Si la diversité et l’hétérogénéité de surface dans les dialectes entretiennent une unité linguistique en profondeur, de nouvelles lignes émergent du fait des évolutions des deux variétés qui deviennent plus perméables les unes aux autres. La ligne horizontale qui va de Kirkuk à Ourmiyah en passant par Rewandiz et çoman apparait comme une ligne de rencontre entre les deux variétés, matérialisant dans l’espace l’aire linguistique du continuum dialectal.
L’examen de la distribution géographique des pronoms de la première et de la deuxième personne permet de montrer toute la difficulté de tracer des frontières linguistiques, quand bien même il s’agit de mots grammaticaux considérés comme stables et fermés. Ces frontières n’existent pas en elles-mêmes, mais issues des données qui permettent une représentation spatiale des aires dans lesquelles celles-ci ont été collectées.
2.2. Frontières linguistiques des alphabets
Le deuxième type de frontières linguistiques que nous allons examiner est de nature scripturale. Comme on le sait, le kurde est actuellement écrit en trois alphabets distincts. Ces différents alphabets traduisent des conséquences linguistiques de la fragmentation politique des Kurdes (Vali 1998). En effet, pour codifier les sons de leur langue, les Kurdes ont dû recourir aux alphabets des Etats dans lesquels ils ont été répartis. Le kurde a été écrit initialement en alphabet arabo-persan adapté aux particularités phonologiques de la langue, avec l’ajout des signes diacritiques pour rendre compte des voyelles. C’est dans cet alphabet que les lettrés kurdes ont écrit jusqu’aux années 1930, comme en témoignent les œuvres de Feqê Teyran (15e), Ehmed Mele Batê (15e), Meleyê Cizîrê (16e), Ehmedê Xanî (17e). La fragmentation politique des Kurdes au lendemain de la Première Guerre mondiale, répartis entre quatre Etats (Irak, Iran, Syrie et Turquie), entraine aussi une fragmentation scripturale. Les Kurdes répartis dans ces pays vont adapter ou s’inspirer des alphabets qui y sont en usage. Des contraintes politiques (absence de reconnaissance des Kurdes et de leur langue) et des soucis pragmatiques (scolarisation des Kurdes dans les langues officielles des Etats, imposant une familiarité de fait avec l’arabe, le persan ou le turc, selon le pays considéré) seront déterminants dans cette entreprise.
Ainsi, les Kurdes irakiens et iraniens vont continuer à utiliser l’alphabet arabo-persan, puisque cet alphabet est en usage dans ces deux pays. Un groupe d’intellectuels kurdes originaires de Turquie (l’émir Celadet Bédir-Khan, ses frères Sureya et Kamuran et quelques autres collaborateurs), réfugiés en Syrie alors sous mandat français, s’inspire de la latinisation de l’écriture du turc en 1928 pour élaborer un alphabet latin. Leurs travaux sont destinés avant tout aux Kurdes de Turquie et à la codification des sons du dialecte majoritaire qu’ils parlent, le kurmanji. Le groupe publie à Damas la revue Hawar (Secours) dans laquelle il va discuter et diffuser l’alphabet latin (Akin 2006).
Parallèlement à l’alphabet arabo-persan et latin, les Kurdes répartis dans les anciennes républiques de l’ex-Union soviétique élaborent, dans les années 1940, un alphabet cyrillique auquel sont ajoutés des signes diacritiques pour rendre les phonèmes particuliers au kurde littéraire des Kurdes soviétiques.
De nos jours, l’alphabet arabo-persan est en usage chez les Kurdes d’Irak et d’Iran et permet de transcrire les sons des variétés sorani et bahdini. L’alphabet latin est en usage chez les Kurdes de Turquie et de Syrie et permet d’écrire les variétés kurmanji et dimili / zazaki. L’alphabet cyrillique utilisé pour transcrire les sons du kurmanji (les Kurdes vivant en Arménie, Géorgie, Azerbaïdjan, etc. étaient kurmanjiphones) a certes connu un essor dans des années 1950 à 1980, comme le montrent les nombreuses publications. Mais cet alphabet ne représente aujourd’hui qu’un usage limité, les Kurdes vivant dans les anciennes républiques de l’Union soviétique ne bénéficiant plus des moyens matériels pour promouvoir leur langue et leur culture.
La langue kurde s’écrit donc, de nous jours, dans deux principaux alphabets : les alphabets arabo-persan et latin. Les deux alphabets ont servi de base à la production d’un immense corpus littéraire kurde, qui ne peut bien entendu être accessible qu’aux locuteurs ayant une bonne familiarité de ces alphabets. Bien que l’intercompréhension orale soit possible entre les différents dialectes, la présence de deux alphabets présente une frontière scripturale de fait qui n’est pas de nature à favoriser une intercompréhension écrite parmi les Kurdes qui ne connaissent qu’un alphabet.
S’il est reconnu que l’alphabet latin rend mieux les sonorités du kurde (Edmonds 1931) et soit répandu à travers le monde, l’alphabet arabe est devenu pour les Kurdes irakiens et iraniens une partie de leur expression identitaire qui a donné naissance à une importante production littéraire. Mais cet alphabet ne peut être acquis que dans un cadre scolaire, ce dont les Kurdes de Turquie sont privés. La meilleure solution pour neutraliser cette frontière scripturale consisterait à l’enseignement simultané des alphabets arabe et latin dans les écoles publiques du Kurdistan irakien, comme cela existe déjà dans certaines écoles privées. Un tel enseignement ne rapprocherait pas seulement les Kurdes de toutes les parties, mais faciliterait aussi l’accès des Kurdes irakiens à l’immense littérature scientifique internationale produite et écrite en alphabet latin.
2.3. Les frontières intergénérationnelles
Parallèlement aux frontières scripturales, il existe aussi une frontière de type générationnel dans le domaine kurde. Cette frontière est observable par la fragmentation des mécanismes de la transmission intergénérationnelle de la langue. L’absence d’une éducation publique en langue kurde et l’immersion des nouvelles générations dans les langues et les cultures dominantes réduisent les domaines d’usage du kurde et fragilisent la transmission intergénérationnelle de la langue. En dehors du Kurdistan irakien, où le kurde connait un développement remarquable après avoir été reconnu en 2005, avec l’arabe, langue officielle de l’Irak, les nouvelles générations apprennent et/ou parlent peu le kurde(3). Ce sont les Kurdes de Turquie qui sont le plus touchés par cette perte de la langue, car des générations entières de jeunes Kurdes ne connaissent pas du tout, ou que partiellement, leur langue. Le cas exemplaire de cette fragmentation langagière est celui de ces Kurdes qui n’ont pas développé de maîtrise complète ni de leur langue maternelle, ni de leur langue de scolarisation et qui sont condamnés à une capacité d’expression réduite.
Si l’absence d’éducation et les politiques d’assimilation forcée sont les deux principales causes de cette perte de la langue, le discours politique des organisations kurdes de Turquie, longtemps basé sur la langue turque, a considérablement réduit le champ d’utilisation du kurde et a inculqué l’idée, injustifiée, que le kurde ne serait pas une langue « suffisamment » équipée pour faire de la politique. Sous l’effet de telles représentations qui construisent une image dévalorisée du kurde, de nombreux parents choisissent de parler à leurs enfants en turc. Conséquence de cette tendance observée sur le plan empirique, la transmission intergénérationnelle de la langue peut être sérieusement remise en cause dans les années à venir.
Si elle continue à se creuser dans les années à venir, cette frontière intergénérationnelle mettrait également en danger l’identité kurde. On sait que les langues ne découpent pas le monde selon la même grille de perception et sont considérées comme porteuses d’une vision du monde. Selon cette théorie développée par Humboldt (Dilberman 2006), l’individu s’approprie le monde à travers la langue et des différences entre des langues influeraient considérablement sur les facultés cognitives des hommes et sur leur comportement. Cette philosophie envisage la langue comme un principe actif qui impose à la langue un ensemble de distinctions et de valeurs. Selon cette philosophie, tout système linguistique renferme une analyse du monde extérieur qui lui est propre et qui diffère de celles d’autres langues. Dépositaire de l’expérience accumulée des générations passées, la langue fournit à la génération future une façon de voir, une interprétation de l’univers et lui lègue un prisme à travers lequel elle devra voir le monde non-linguistique. En effet, chaque langue apparait comme un système qui opère une sélection au travers et aux dépens du réel, autrement dit : la réalité objective qui existe indépendamment de l’intervention de l’homme. La langue crée une image de la réalité complète et qui se suffit à elle-même. Elle structure la réalité à sa propre façon et par là-même établit les éléments de la réalité qui sont particuliers à cette langue donnée. Les éléments de réalité de langage dans une langue donnée ne reviennent jamais tout à fait sous la même forme dans une autre langue et ne sont pas non plus une copie fidèle de la réalité. C’est ainsi qu’une même chose peut recevoir des descriptions sémantiques différentes selon la communauté linguistique envisagée.
La langue façonne donc notre manière de voir le monde en nous fournissant des grilles de lecture-compréhension du réel, grilles elles-mêmes élaborées par l’expérience du groupe linguistique. Il va de soi que la conséquence à long terme de la rupture de la transmission intergénérationnelle de la langue serait aussi une rupture de la transmission de la vision du monde dont le kurde est à la fois reflet et véhicule. Cette vision du monde ne peut pas être transmise qu’à travers la langue qui a servi à son élaboration dans les conditions socioculturelles et politiques du groupe. Le risque qui pèse de nos jours sur la communauté kurde de Turquie dépasse donc la question de la rupture de la transmission intergénérationnelle de la langue. C’est l’identité kurde qui risque de disparaitre si la langue n’était plus transmise aux nouvelles générations. L’assimilation linguistique pourrait donc se traduire dans le même temps par une assimilation culturelle.
3. Quelques éléments de conclusion
Une conception large de la notion de « frontière linguistique » est indispensable pour faire un état des lieux des frontières linguistiques de l’espace kurde. Comme on l’a vu, les frontières linguistiques sont certes le résultat de constructions et de représentations des chercheurs et des locuteurs et n’ont pas de fondement physique tangible. Cette représentation de la réalité linguistique perçue et reconstruite apparait cependant comme un outil, un moyen de discuter et schématiser les lignes qui semblent démarquer l’espace kurde.
Si l’étude de la distribution géographique des pronoms de la première et de la deuxième personne à travers les variétés kurmanji et sorani a permis de représenter des frontières dialectales, celles-ci ont apparu mouvantes et perméables dans le contexte de changement linguistique et d’évolution de la langue. La présence de plusieurs alphabets servant à transcrire les sons de la langue constitue une frontière scripturale et sémiotique ainsi qu’un obstacle devant l’intercompréhension des Kurdes. Enfin, la frontière intergénérationnelle qui semble s’ériger en l’absence de la transmission intergénérationnelle de la langue met non seulement en danger la langue elle-même, mais aussi l’identité qu’elle véhicule.