En ces temps pas si lointains, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, les Kurdes étaient fort peu nombreux en Europe. Quelques centaines d’étudiants, dont une douzaine en France, une poignée d’intellectuels en exil et les tout premiers contingents de travailleurs immigrés kurdes de Turquie qui commençaient à venir en Allemagne dans le cadre d’accords intergouvernementaux entre Bonn et Ankara.
Etudiants installés dans les pays de l’Est et leurs collègues d’Europe de l’Ouest se réunissaient chaque fois dans une capitale européenne différente à l’occasion du Congrès annuel de l’Association des Etudiants kurdes (KSSE). Fondée en 1949 par les tout premiers étudiants kurdes en Europe, dont Noureddine Zaza, Ismet Chériff Vanly et Abdulrahman Ghassemlou, cette association a pu, jusqu’en 1975, année de l’effondrement du mouvement kurde irakien du général Barzani, rassembler dans ses rangs ces jeunes intellectuels kurdes patriotes provenant de toutes les régions du Kurdistan nonobstant les clivages politiques et idéologiques. Puis, les rivalités politiques entre les partisans de Barzani et ceux de Talabani eurent raison de cette belle unité, provoquèrent d’abord la scission puis la fragmentation et le déclin du mouvement estudiantin kurde.
Les intellectuels kurdes en exil et les rares amis occidentaux de la cause kurde participaient eux aussi à ces congrès pour faire connaissance avec la nouvelle génération, échanger et se réconforter en ces temps difficiles.
La place de l’émir Kamuran A. Bédir Khan était prééminente dans la diaspora kurde. Héritier d’une illustre dynastie qui dès les années 1840 s’engagea dans la lutte pour l’indépendance du Kurdistan et dont plusieurs membres s’illustrèrent dans l’émergence du mouvement intellectuel et politique kurde dans l’Empire ottoman finissant. Dans les années 1930-1940, en Syrie-Liban sous mandat français, il avait avec son frère Djeladet et des intellectuels kurdes ainsi que des Français comme Roger Lescot, Pierre Rondot et Thomas Bois, initié autour de la revue Hawar, des magazines bilingues kurde-français Roja nû (Le Jour Nouveau) et Stêr (L’Etoile) un important mouvement de renouveau et de la standardisation de la langue kurde. On lui doit aussi entre autres une traduction kurde du Coran, celle de l’évangile selon Saint Luc et celle des Quatrains d’Omar Khayyam. Occupant depuis 1947 la chaire de la langue et de la civilisation kurdes à l’Ecole des Langues orientales de l’Université de Paris, l’émir n’était donc pas seulement un digne héritier de son illustre lignée, il était à lui seul une institution, une présence intellectuelle et politique incontournable en Europe. Tous ceux qui, Kurdes ou amis des Kurdes, s’intéressaient à la cause kurde se devaient si possible de lui rendre visite à Paris sinon entrer en contact et correspondre avec lui.
A cette époque, le départ vers un pays occidental d’un étudiant kurde était un événement rare et de ce fait célébré par les cercles patriotiques kurdes qui plaçaient beaucoup d’espoirs dans ces jeunes éduqués dans les universités occidentales qui seraient mieux à même de faire connaître à l’étranger la cause kurde.
C’est ainsi qu’en avril 1968, avant mon départ pour la France, j’ai été « adoubé » par deux figures du mouvement kurde de Turquie : l’écrivain et publiciste Musa Anter et l’avocat Canip Yildirim qui avait fait son doctorat en Droit en France. Ils m’ont fortement recommandé d’aller rendre visite à l’émir dès que possible, sans toutefois être en mesure de me donner son adresse. Dans leur esprit, l’émir était une personnalité tellement connue à Paris que le visiteur n’aurait guère de difficulté à entrer en contact avec lui.
Passée la tumultueuse période des événements de mai 1968 à Paris et mon estival stage linguistique à Tours, début septembre je me suis adressé au secrétariat des Langues « O » rue de Lille pour savoir comment je pourrais établir un contact avec le professeur K.A. Bedir Khan. La préposée du service m’a demandé d’écrire une lettre avec mes coordonnées qu’on lui transmettrait. J’ai écrit donc sur le champ une lettre en kurde et en français que je lui ai confiée. Au bout de quelques jours, j’ai reçu une lettre manuscrite de l’émir m’invitant à venir prendre le thé à son domicile du 1 bis, rue de Navarre, dans le 5ème arrondissement de Paris.
Je me suis préparé avec soin pour ce rendez-vous princier. J’ai mis mon meilleur costume, cousu sur mesure au Kurdistan par Mehdi Zana et son associé Niyazi Osta, grand fan de Christian Dior. J’ai acheté un joli bouquet de roses pâles et parfumées de Damas à l’intention de l’émira. Je m’attendais à être reçu, sinon dans un petit palais du moins dans une résidence digne d’un prince. En poussant la porte de l’appartement, je me suis retrouvé dans un modeste studio pour étudiant ou pour jeune couple. La chaleur et la simplicité de l’accueil m’ont fait oublier ma première impression de désappointement. Il est vrai que l’habit ne fait pas le moine et la grandeur de l’homme ne peut être jugé sur celle de son logis. Après tout le célèbre Diogène ne vivait-il pas dans un tonneau ? Réflexion faite, les conditions bien spartiates de l’existence matérielle de l’émir ne faisaient que rehausser sa noblesse d’âme et l’ampleur des sacrifices auxquels il avait consenti pour consacrer tout son temps et son intelligence à la cause du Kurdistan qui lui était si chère. Polyglotte, parlant couramment outre le kurde et le turc, le français, appris sur les bancs du Lycée Galatasaray de Constantinople, l’allemand acquis à Leipzig lors de ses études doctorales, l’anglais, l’arabe, le persan et le grec enseigné par sa nourrice, docteur en Droit dans les années 1920, il aurait pu faire fortune ou accéder aux plus hauts postes politiques en Turquie, en Syrie ou au Liban. L’un de ses cousins, Vasif Çinar, plus « pragmatique » et beaucoup moins cultivé et diplômé, n’a-t-il pas fini ministre de l’Education d’Atatürk ?
Après m’avoir complimenté sur mon kurde et mon français, il me posa une question qui dans son esprit devait mesurer mon degré « d’assimilation ». Qu’allez-vous faire en cas de guerre entre la Turquie et la Grèce ou la Bulgarie ? Question inattendue et bien singulière. Après un court moment de réflexion, je répondis : « Une guerre turco-bulgare est improbable car la Bulgarie fait partie du bloc soviétique, elle n’a aucune raison d’attaquer la Turquie et celle-ci n’osera pas non plus se lancer dans une telle aventure d’autant qu’il n’y a guère de litige entre les deux pays. Petit pays, la Grèce n’attaquera pas non plus la Turquie mais celle-ci peut être tentée par une aventure militaire à propos de Chypre ou d’autres contentieux territoriaux. En tout cas je ne me mobiliserai pas aux côtés de la Turquie et si la Grèce est victime d’une agression je serai de tout cœur solidaire avec elle ».
Ma réponse lui a plu. « Votre génération a l’esprit plus libre. Ce n’était pas le cas de la mienne. Lors des guerres balkaniques au nom de l’islam et de l’ottomanisme, mes frères et moi-même nous nous sommes mobilisés dans les rangs de l’armée ottomane. Et nous avons payé cher notre naïveté et nos errements de jeunesse », répondit-il.
De son côté, son épouse, la comtesse Nathalie d’Ossovetsky me parla de l’histoire de la Pologne, son pays natal, partagée au XIXème siècle entre la Prusse, la Russie et l’Empire austro-hongrois. « Si les Kurdes s’unissent et se battent pour leur liberté, ils finiront tôt ou tard par obtenir l’indépendance du Kurdistan » dit-elle avec conviction « C’est aux jeunes comme vous de reprendre le flambeau de la résistance ».
A la fin de ce long entretien, comme chaque visiteur kurde, j’eus droit à un jeu d’ouvrages linguistiques kurdes de l’émir. Il s’agissait de polycopies de grammaire et de manuels de lecture rédigés par l’émir, tapés par l’émira sur des stencils et reproduits et brochés par un imprimeur juif de la rue Lacepède située tout près de chez eux.
Cette première rencontre fut suivie de dizaines d’autres. Au rythme d’une à deux par mois jusqu’en 1974, elles furent hebdomadaires après le décès prématuré de l’émira en 1975. Cette année-là, il perdit en février son épouse, de 19 ans sa cadette, puis il assista à la fin tragique du mouvement kurde irakien à la suite des accords d’Alger du 5 mars 1975 entre le chah d’Iran et Saddam Hussein par l’entremise du président égyptien Sadate et sous l’égide du président algérien Boumediene. La même année, il déplora aussi la perte de deux de ses plus proches amis : l’ambassadeur Roger Lescot et le père dominicain Thomas Bois. Cette série de drames le bouleversa et le plongea dans un état de deuil qui dura jusqu'à sa disparition en décembre 1978. A chaque rencontre, il récitait ce vers de Lamartine « Ô malheur, je te salue si tu viens seul ! »
Que retenir de ces nombreuses conversations ?
Sans doute quelques témoignages de première main sur l’histoire kurde du XXème siècle.
D’abord, leur voyage en 1919 en compagnie du major britannique Noel pour essayer de préparer le terrain pour le projet de création d’un Kurdistan. Les notables kurdes d’Istanbul, bien installés dans un système ottoman qui vivait ses derniers jours hésitèrent à franchir le pas. Un tel était président du Conseil d’Etat, l’autre ministre d’une Marine qui n’existait plus que sur le papier, un autre encore Seyyid Abdul Qadir était soucieux de « ne pas poignarder dans le dos nos frères turcs musulmans en détresse » et qui fut néanmoins exécuté plus tard par Mustafa Kemal, redoublèrent d’alibi pour ne pas accompagner le Britannique qui se rêvait en « Lawrence du Kurdistan ». Finalement, c’est Kamuran A. Bedir Khan âgé de 24 ans et son frère Djéladet, de deux ans son aîné, qui furent chargés de cette mission cruciale. Ayant grandi en exil, ils ne connaissaient guère la société et les mentalités kurdes. Ils arrivèrent à Samsûr (Kahta) sur la rive occidentale de l’Euphrate chez un puissant chef de tribu Haji Bedir Beg. Ils sollicitèrent son aide pour traverser l’Euphrate ainsi qu’une garde armée de 300 cavaliers pour se rendre à Malatya où le gouverneur était un Bedir Khani sympathisant de la cause. L’idée était d’encercler Mustafa Kemal et ses maigres détachements qui circulaient dans la région pour les arrêter et les expulser et de rassembler ensuite les principaux chefs kurdes afin d’organiser la mise en place d’un Etat kurde. Le rusé Bedir Beg qui restait fidèle au sultan-calife et ne croyait pas au projet kurde cherchait à gagner du temps sous le prétexte de la difficulté de rassembler tant de cavaliers. Il envoya secrètement un émissaire à Mustafa Kemal pour l’informer de ce projet. Le leader turc le remercia et lui promit des récompenses méritées après la victoire pour son patriotisme. Au bout d’une semaine d’attente, la mission kurdo-britannique se rendit compte de la duplicité de Bédir Beg et franchit l’Euphrate. Mais entretemps Mustafa Kemal avait déjà quitté la région et les chefs kurdes prévenus et menacés par ses services refusèrent de s’associer au projet du Kurdistan. Un temps honorés et récompensés pour leur loyauté au lendemain de l’indépendance de la Turquie, ils furent ensuite tous, y compris Bédir Beg, déportés par l’Etat turc et nombre d’entre eux finirent sur l’échafaud.
La mission du major Noel a donc échoué. L’émir qui croyait qu’il suffirait de dire aux chefs traditionnels kurdes qu’ils étaient des descendants du célèbre prince Bédir Khan Beg pour qu’ils leurs jurent allégeance et soutiennent le projet d’un Kurdistan indépendant, reçut à cette occasion une sévère leçon de realpolitik qui le marqua à vie. « Les leaders turcs étaient plus aguerris, plus expérimentés, ils connaissaient mieux les mentalités et les traditions kurdes, ils ont mieux manœuvré et ils nous ont surclassés » constatait-il avec amertume.
Un autre témoignage significatif concernait son voyage au Kurdistan en 1970 après les accords de paix du 11 mars 1970 entre le gouvernement irakien et le général Barzani. Celui-ci l’avait accueilli avec honneurs et déférence et lui avait proposé à cette occasion le poste de vice-président de l’Irak qui devait revenir à un Kurde. L’émir, qui ne croyait pas à la bonne foi des dirigeants irakiens, avait poliment décliné l’offre en déclarant à Barzani qu’il serait sans doute plus utile en France dans le cas probable des reprises des hostilités. Arrivé au Kurdistan par Bagdad, l’émir choisit de regagner Paris via Téhéran où il fut reçu par le Chah. Lors de son audience, il s’employa à convaincre le monarque iranien de se poser en protecteur des Kurdes de la région « qui sont des Iraniens », comme Gamal Abdel Nasser assumait le leadership des arabes. Dans cette optique, « il serait bienvenu d’accorder aux Kurdes iraniens des droits culturels et linguistiques, comme l’enseignement du kurde » plaida-t-il. Le Chah lui répondit que s’il accordait ces droits aux Kurdes, il devrait « les octroyer aussi aux Azéris, aux Turkmènes, aux Baloutches, aux Arabes. Ce serait alors l’éclatement et la fin de l’empire ». Il y eut néanmoins quelques modestes progrès comme la publication d’un périodique kurde « Kurdistan » à Sanandaj et des émissions en kurde à Radio Kermanchah.
L’émir était assurément un diplomate d’envergure. Cependant si l’œuvre linguistique et littéraire de l’émir est bien connue son action politique et diplomatique reste en grande partie méconnue.
L’une de ses initiatives diplomatiques les plus importantes fut le « Mémorandum sur la situation des Kurdes et leurs revendications » adressée en 1948 à l’Assemblée générale des Nations Unies et remis le 29 novembre 1948 à Paris à M. Trygve Lie, secrétaire général de l’ONU. Ce document de 47 pages, comprenant une carte détaillée du Kurdistan, présente un aperçu de l’histoire kurde et rappelle les moments marquants du combat du peuple kurde pour son indépendance depuis le XIXème siècle, cite les témoignages et observations des auteurs occidentaux comme Basile Nikitine, Archie Roosevelt sur la légitimité des revendications nationales kurdes. En conclusion, la délégation kurde, qui présenta ce mémorandum, se dit « confiante dans le sentiment d’équité et dans le désir sincère des Nations Unies d’établir le règne de la justice et du respect des droits des peuples et de l’homme et de la paix ». Elle en appelle à l’Assemblée générale de l’ONU « pour qu’une solution juste et conforme aux principes en vigueur soit promptement apportée au peuple kurde ».
Dans ce document, rédigé en français, dont une version plus tardive et résumée fut publiée en 1949 en anglais et en italien, la population kurde de l’époque est estimée à 8 millions de personnes.
On ne connait pas la composition de cette délégation kurde à Paris. Mais vu le style et l’argumentaire utilisés on peut présumer que l’émir qui se trouvait déjà à Paris fut l’auteur principal de cette initiative. Celle-ci s’inscrit d’ailleurs dans la continuité de celle entreprise déjà en 1932 auprès de la Société des Nations par Khoyboun ou la Ligue nationale kurde créée en Syrie par les frères Bédir Khan et des intellectuels kurdes en exil militant pour l’indépendance du Kurdistan.
L’émir restait très discret sur le volet politico-diplomatique de sa vie. Il n’a rien écrit à ce sujet. A des questions qu’on lui adressait à ce propos, il répondait habituellement : « A quoi bon en parler. Nous avions de grands rêves mais nous n’avons rien réalisé de significatif ». C’est sans doute aussi par ce même sentiment d’échec ou d’humilité que malgré les demandes de ses amis, dont moi-même, il n’a jamais voulu écrire ses mémoires. Une ultime tentative entreprise par une amie écrivaine et anthropologue, la regrettée Sabine Vogel, membre active et secrétaire de l’association France-Kurdistan, (que nous avions créée en 1974, avec Gérard Chaliand et le soutien d’une douzaine d’intellectuels français de renom), pour enregistrer ses souvenirs en vue d’une publication ultérieure n’aboutit pas non plus.
Sans doute était-il aussi soucieux de ne pas révéler des « secrets d’Etat » sur des relations sensibles qu’il entretenait avec tel ou tel Etat, notamment avec l’Iran et Israël. On sait que dès janvier 1966, il entra en possession d’un passeport iranien qui à cette époque où il n’était pas encore naturalisé français – il ne le sera qu’en 1969 - devait faciliter ses déplacements. Ce document, prolongé jusqu’en 1970, indique notamment un voyage en Iran en septembre 1968 et un autre aux Etats-Unis en octobre 1968. L’émir entretint des contacts de haut niveau avec Téhéran. Jusqu’en 1975 des émissaires du chah lui rendaient visite à Paris.
D’après les publications récentes en Israël, l’émir fut aussi sinon l’architecte, du moins l’un des principaux artisans des relations entre le mouvement kurde irakien et Israël. Il fut suivi plus tard par Ismet Chériff Vanly.
Il appartiendra désormais aux chercheurs d’explorer ces quelques pistes et de reconstituer à partir des documents d’archives, des témoignages et mémoires de contemporains et compagnons de lutte de l’émir, cette période riche et mouvementée de sa vie entre Constantinople, Damas, Beyrouth et Paris.
On apprend, par exemple, qu’avant de venir s’installer à Paris en 1947, l’émir fit de 1936 à 1938 plusieurs séjours dans la capitale française. En témoigne une sorte de carte de séjour de l’époque délivrée par la préfecture de police de Paris conservée dans les archives de l’Institut. Au cours de cette période où le Front populaire était au pouvoir la question syrienne était souvent débattue dans les médias. Des nationalistes arabes se mobilisaient pour demander la fin du mandat français et l’accession à l’indépendance de la Syrie. Les séjours parisiens de l’émir avaient-ils pour objet d’approcher les hommes politiques français afin de le sensibiliser aux revendications kurdes ?
L’action diplomatique de l’émir de la période 1961-1975 reste relativement mieux connue.
Dès le soulèvement kurde de septembre 1961, il prit fait et cause pour la résistance kurde et devint « le représentant du général Barzani » tandis que l’intellectuel kurde syrien Ismet Cheriff Vanly était « le représentant en Europe de la Révolution kurde ».
Représentant bénévole, l’émir intervenait dans les médias, entretenait des relations avec des journalistes et les milieux politiques et des ambassades. D’après ses archives, conservées à l’Institut kurde il fit, à partir de 1962, plusieurs déplacements à New York pour alerter l’ONU sur la situation au Kurdistan irakien et remettre à son Secrétaire général U Thant des lettres et des appels au secours du général Barzani.
On trouve dans les archives un mot de son ami Bernard Dorin le recommandant à un diplomate français Alain Dangeard, chef de Cabinet de M. U Thant. Mais on ne sait pas si finalement celui-ci lui accorda ou non une audience ou si ce fut son chef de cabinet qui reçut l’envoyé kurde.
L’émir était très économe dans ses déplacements payés sans doute sur ses deniers. On apprend ainsi par une lettre adressée à son épouse que pour se rendre à New York il prit le train jusqu’à Francfort pour embarquer sur un vol de Lufthansa moins coûteux que le vol direct Paris-New York d’Air France.
D’après les manuscrits conservés dans les archives, on sait que l’émir écrivit également au nom de Barzani au général de Gaulle une lettre qui commence ainsi : « De tous les chefs d’Etat du monde, vous êtes le seul à connaître le problème kurde : comme jeune commandant de l’état-major de l’armée du Levant, vous avez écrit une étude de 80 pages sur mon peuple ». Il le prie d’intervenir pour que la France ne vende pas d’armes à la dictature irakienne qui les utilisera contre un petit peuple luttant pour sa survie et pour sa liberté. La missive, dont un brouillon manuscrit est conservé dans les archives de l’Institut, se termine ainsi : « Après Dieu, c’est à vous que je m’adresse. La France est une grande et noble nation : qu’elle ne soit pas éclaboussée par le sang de mes compatriotes ».
Quelques années plus tard, en 1974, après l’arrivée au pouvoir de Valéry Giscard d’Estaing, lorsque sous l’impulsion de son Premier ministre, Jacques Chirac, qui était très favorable au régime de Saddam Hussein, la coopération militaire avec l’Irak s’intensifia l’émir écrivit au président français une lettre ouverte l’implorant de « ne pas armer la main des assassins ».
L’émir ne semble pas avoir écrit des articles ou des tribunes dans la presse. Ses interviews se comptent sur les doigts d’une main mais ses appels sont nombreux.
Ces appels trouvaient souvent des échos dans les médias internationaux et contribuaient à remonter le moral des combattants kurdes.
Pour conclure ce témoignage, quelques mots sur la personnalité de l’émir.
Il était extrêmement affable, courtois et discret. Il détestait la médisance et tenait la droiture morale et la loyauté pour des « valeurs cardinales de la culture kurde » tout comme d’ailleurs le respect des femmes. Poète à ses heures, auteur de quelques beaux poèmes en kurde et deux recueils en français (La Lyre kurde et La lumière des neiges), il aimait émailler sa conversation de récitation de vers ou de quelques proverbes kurdes bien choisis. Ses goûts allaient des poètes classiques kurdes (Melayê Cizirî, Ehmedê Xanî) des XVIème et XVIIème siècle, aux contemporains (Cigerxwîn, Hejar, Goran). Il prisait fort Omar Khayyam. Ses poètes préférés étaient Tevfik Fikret et Nazim Hikmet qui était d’ailleurs son frère de lait. En poésie française, il avait une prédilection pour Lamartine, Alfred de Musset et Baudelaire dont il avait traduit nombre de poèmes en kurde ainsi que Ronsard qu’il comparait volontiers à son contemporain kurde Cizirî pour leurs odes à l’amour.
En matière d’amour, l’émir semblait bien s’y connaître. De taille moyenne (1m 68), au teint et aux yeux clairs, d’une belle allure, d’une conversation agréable, il avait la réputation d’un séducteur. Il semblait très amoureux de sa femme « Natouchka » (née en 1914, à Moscou) qu’il avait épousée en 1954 et qui l’accompagnait avec dévouement dans toutes ses activités, y compris dans ses travaux linguistiques et lexicographiques. Outre le polonais, sa langue maternelle, elle maîtrisait le français, le russe, l’anglais et l’allemand et était d’un grand secours à l’Emir.
C’est sans doute à son intention et pour lui permettre de se retrouver dans un milieu russophone que l’émir avait acquis dans les années 1950, à l’époque où il disposait encore d’un pécule conséquent qu’il avait amassé à Beyrouth en tant qu’avocat réputé, une propriété à Sainte-Geneviève-des-Bois, véritable « village russe » situé à environ 30 km de Paris avec son église orthodoxe et son cimetière où reposent actuellement nombre d’aristocrates et d’artistes russes dont le chorégraphe Noureev et le prince Youssoupof qui fut l’un des hommes les plus riches et les plus puissants de la Russie tsariste et qui organisa l’assassinat du célèbre Raspoutine.
Après le décès de son épouse, il vendit cette belle propriété située 19 rue Léo Lagrange à la municipalité communiste pour environ 1 million de francs. Celle-ci y aménagea plus tard des logements sociaux et dans ce cadre démolit la maison de maître qu’a dû occuper de temps à autre l’émir et son épouse. Très soucieux de l’éducation de la nouvelle génération, il voulait investir le produit de la vente de sa propriété dans une fondation dont les revenus de la dotation seraient utilisés pour accorder des bourses à des étudiants kurdes méritants. Cependant, dans le pays qui a créé la bureaucratie, l’établissement d’une fondation peut prendre des années et à la mort de l’émir elle n’était toujours pas fondée. C’est pourquoi son testament où il souhaitait « léguer à la fondation que j’ai créée » n’a pu être exécuté car celle-ci n’avait pas encore d’existence juridique. Son héritage, après de lourdes taxes et impôts de succession, alla de ce fait à sa famille, plus précisément à sa sœur Meziyyet Çinar, résidant à Istanbul et à sa nièce Sinem Bedir Khan qui vivait à Bagdad car l’émir n’avait pas de descendance directe. Sa petite bibliothèque, ses quelques archives personnelles et le manuscrit de son dictionnaire kurde-français me furent confiés en attendant de les remettre un jour à une bibliothèque nationale kurde ou à défaut à la Bibliothèque nationale de France. Après les avoir conservés pendant cinq ans, je les remis à l’Institut kurde dès sa création en 1983 où ils sont à la disposition des chercheurs.
Néanmoins, le souhait de formation en France d’étudiants kurdes fut en partie exaucé de son vivant. A la demande de l’Union des étudiants kurdes en France et de l’Association France-Kurdistan, l’ambassadeur Bernard Dorin réussit à convaincre le Quai d’Orsay d’accorder en 1973 cinq bourses à des étudiants kurdes méritants et cinq autres furent mises à notre disposition en 1978. Plus tard, après la création de l’Institut kurde, ce programme aléatoire de bourses « confidentielles » fut régularisé et systématisé et sa gestion confiée à l’Institut kurde.
Bernard Dorin resta d’une fidélité exceptionnelle d’abord à l’émir jusqu’à ses derniers jours puis à la cause kurde jusqu’à sa mort en février 2019.
Politiquement l’émir était plutôt un conservateur proche des milieux gaullistes mais il était ouvert à l’air du temps et accueillait à bras ouverts des militants de gauche s’intéressant à la cause kurde comme Gérard Chaliand qu’il encouragea à écrire un opuscule sur la question kurde et à publier une Anthologie de la poésie populaire des Turcs et des Kurdes ou encore le regretté Jean-Pierre Viennot (mort en 1975 au Belouchistan), auteur d’une thèse de doctorat sur le Mouvement national kurde soutenue en Sorbonne en 1969 . Il fréquentait également Henri Curiel, qui animait un réseau anticolonialiste, et des intellectuels arméniens de Paris dont Armen Samuélian, propriétaire de la Librairie Orientale de la rue Monsieur le Prince.
Il m‘arriva aussi d’avoir quelques conversations philosophiques avec l’émir. Lecteur de Voltaire et de Khayyam, il était surtout un grand admirateur de Nietzsche qui représentait à ses yeux l’un des sommets de l’intelligence humaine. Evoquant ses souvenirs de jeunesse, il me dit avoir été également impressionné par sa rencontre avec le penseur islamique réformateur kurde Saidi Kurdî, dit aussi Nûrsî, auteur d’un série d’ouvrages d’interprétation éclairée de l’Islam appelés Risaleyî Nour (Opuscules de la lumière) et fondateur d’une confrérie Nurcu qui avait des millions d’adeptes en Turquie. « Ah si seulement cet esprit brillant avait pu avoir accès à une éducation occidentale, il serait devenu un grand penseur d’envergure universelle comparable à Nietzsche », disait-il.
Dans sa pratique, l’émir était un libre penseur. Il n’était pas croyant mais respectait la foi catholique ardente de son épouse. Tous les deux avaient décidé de léguer leur corps à la Faculté de médecine de Paris. Ce qui fut fait. Ils n’eurent donc pas de sépulture physique. Mais leurs mémoires restent vivaces et se perpétuent à travers les œuvres de l’émir qui fut un artisan majeur du mouvement des renaissances culturelle et politique kurdes du 20ème siècle ainsi qu’un pionnier des relations franco-kurdes.