David Graeber est mort le 2 septembre 2020, à l’âge 59 ans. Le New York Times l’avait considéré comme un des intellectuels les plus influents du monde anglo-saxon. Sa discipline était l’anthropologie, à laquelle l’avait formé son maître Marshall Sahlins, lui-même disparu au mois d’avril 2021. Son influence, Graeber la devait à des positions radicales, dans la poursuite d’une anthropologie d’esprit anarchiste. Qu’est-ce que cela signifie et comment cela nous amène-t-il à une certaine conception de la cause kurde qui a enthousiasmé David Graeber, principalement à travers l’expérience du confédéralisme démocratique du Rojava ?
Pour comprendre l’idée-force d’une anthropologie anarchiste, on peut renvoyer à la manière dont la cernait son représentant le plus important, Pierre Clastres, dans son livre classique La Société contre l’État : les sociétés primitives ne sont pas des sociétés qui ne disposeraient pas de l’idée du pouvoir et de l’État, mais des sociétés qui inventent des moyens pour que l’État ne vienne pas à l’existence. Graeber ne s’intéressait pas seulement aux sociétés primitives, mais à tout groupe social qui met en place des stratégies et des mécanismes de contournement ou d’affaissement de l’autorité étatique. C’est ainsi qu’il s’est totalement engagé dans le mouvement Occupy Wall Street en 2011 et dans le courant altermondialiste. Car, de manière assez attendue depuis la position dans le champ intellectuel-politique qu’il occupait, la dénonciation des formes d’oppression liées à l’appareil d’État et à ses excroissances bureaucratiques (voir son livre Bureaucratie – l’Utopie des règles, publié en français aux éditions les Liens qui libèrent en 2015), rejoignait chez lui la critique du capitalisme financier.
Cette critique n’était pas une posture et n’avait rien de superficiel. Elle reposait sur une vaste érudition, déployée notamment dans son livre majeur Dette – 5000 ans d’histoire (chez le même éditeur en français en 2013). Ce livre est une critique de la fable économique des échanges primitifs sous forme de troc, Graeber cherche à démonter ce mythe et à démontrer que la dette est au cœur de la constitution des relations économiques humaines. La logique de ce livre – et ceci n’aurait pas forcément plu au défunt, pas plus que cela ne sied au rédacteur de la présente nécrologie – est très semblable au développement argumentatif d’un noyau d’idées simples à travers une très longue durée historique, tel qu’on en trouve l’exemple dans les best-sellers de Yuval-Noah Harari. Dans le cas de Dette, l’histoire est supposée alterner des moments où la monnaie émerge de ces relations mutuelles d’endettement et des phases où l’Etat a besoin de financer ses entreprises (la guerre en particulier) et crée de la monnaie et de l’endettement public. On a ainsi, chez Graeber, la volonté classique pour un intellectuel de gauche, de ressaisir les détails ou configurations historiques singulières sous des hypothèses englobantes. Et cet auteur détenait une grande maestria sous ce rapport, qui, outre son engagement sincère et profond, en faisait une référence dans certains milieux militants et intellectuels. Par ailleurs, la reconnaissance académique fut réelle mais plus compliquée, si l’on retient sa non-titularisation par l’Université de Yale en 2005, puis sa nomination comme professeur d’anthropologie à la London School of Economics en 2013, sur la base incontestable d’un ensemble de publications scientifiques de haute tenue.
David Graeber était le fils de Kenneth Graeber qui avait combattu à Barcelone aux côtés des Républicains durant la guerre civile espagnole. Pour David Graeber, l’expérience démocratique du Rojava a peut-être constitué une manière de revivre l’expérience paternelle. Ce qui est sûr est qu’il concevait la révolution démocratique, autogestionnaire et féministe des Kurdes en Syrie comme sans précédent depuis la guerre civile espagnole, que ce soit dans son extension territoriale ou dans son expression politique. Ce qui a conduit David Graeber à se rendre au Rojava est probablement le désir de voir se réaliser concrètement un modèle de société qu’il appelait de ses vœux. Anti-stalinien, tout autant qu’anticapitaliste, Graeber voyait donc au Rojava une expérience de contournement des structures oppressives étatiques verticales, ce qui était d’autant plus remarquable que, comme en Espagne en 1936-1939, on était en temps de guerre, d’une guerre impitoyable. Graeber disait : comment Daech n’évoquerait-il pas les phalanges fascistes de Franco, et quoi de plus comparable au mouvement des femmes pour la liberté (Las Mujeres Libres) que les bataillons de femmes kurdes du Rojava, qui du simple fait de leur présence et de leur puissance ont humilié l’ennemi fanatique ? Mais quoi de plus commun, aussi, que l’abandon de ces combattants à leur propre sort par les démocraties occidentales lors des deux situations historiques ? Bien entendu, Graeber était aussi conscient des différences et d’une évolution propice du PKK et de son leader emprisonné Ocalan, qui avait fait passer ce dernier et son parti du stalinisme des origines à la défense d’un confédéralisme démocratique inspiré des thèses du penseur libertaire américain Murray Bookchin, lu en prison. L’épouse de Bookchin (mort en 2006), Judith Biehl, et David Graeber, ont pris fait et cause pour le Rojava aussi parce que les idées de Bookchin paraissaient s’y incarner. La Fédération démocratique de Syrie du Nord a tenté de mettre en place un projet politique de transformation radicale de la société, combinant féminisme, pluralisme religieux, anticapitalisme (propriété communale) et démocratie directe ; ou dans les termes mêmes de Bookchin : « une révolution démocratique, autogestionnaire, prônant l’égalité des sexes ». On ne peut que se réjouir qu’une telle expérience ait suscité la sympathie et l’engagement d’une intelligence comme celle de Graeber. Mais on peut aussi émettre une réserve, et surtout profondément regretter de ne pas pouvoir polémiquer à ce sujet avec un esprit aussi vif et cultivé que le sien. N’y avait-il pas chez Graeber une certaine confusion, ou plutôt un abus d’anarchisme, dans sa lecture de l’épisode révolutionnaire du Rojava ? C’est une chose que de vouloir limiter l’emprise de l’État sur les choix individuels et de défendre l’autogestion dans le plus grand nombre de secteurs de la vie collective, y compris, comme cela a été le cas au Rojava, l’élection par la base des chefs militaires. Mais c’en est une autre de penser que le communalisme kurde doit dépasser la forme de l’État-nation, quand tous les ennemis des Kurdes disposent pour leur part de structures étatiques et nationales puissantes, militarisées à l’extrême, autoritaires, et prêtes à les éliminer ou, au mieux, à en restreindre les libertés.